« Leader » , n’est-ce pas « Führer »?

Le « Monde » du 10 mars 2018 a publié quelques extraits d’une intervention de M.Sarkozy aux « Ideas week-end » à  Abou Dhabi, qui m’a mis en ébullition.

Titre et sous-titre du « Monde »:

« A Abou Dhabi , Sarkozy fait l’éloge des hommes forts.

L’ancien président regrette que « les démocraties détruisent tous les leaderships »  »

Ces extraits témoignent de l’admiration de Sarkozy pour Poutine, Xi-jinping, Orban,MBZ ( Mohammed Ben Zayed) etc.. ces grands leaders ( dixit Sarkozy) qui ne sont pas issus de grandes démocraties, car peut-on être un grand leader dans une grande démocratie? évidemment non. Pourquoi?

« Les grandes démocraties sont devenues un champ de bataille, où chaque heure est utilisée par tout le monde, réseaux sociaux et autres, pour détruire celui qui est en place »

il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que dans « et autres « il y a les journalistes.

Comprendre donc : les réseaux sociaux, les journalistes des grandes démocraties rendent impossibles les grands leaders ( sous-entendu : comme moi..) Il faut faire comme Poutine ou Xi-Jinping, museler la presse, (éventuellement faire en sorte que les journalistes récalcitrants disparaissent ), contrôler les medias et internet, faire peur , ne pas hésiter à envoyer en prison ou en camp de travail les intellectuels qui ne comprennent pas qu’il faut répéter ce que dit le chef ( voir l’article de Liu Xiaobo « J’ai été privé de ma liberté en dix-neuf minutes » dans Liu-Xiaobo « La philosophie du porc et autres essais » chez Gallimard)

Ces grandes démocraties ont eu, en plus, l’idée saugrenue de soumettre au choix du peuple tous les quatre ou cinq ans leurs chefs d’Etat. Comment en de telles conditions pouvez-vous être un leader? Comment vouloir que Trump soit un grand leader avec en réalité 2 ans sur 4 pour diriger  son pays , sachant en plus qu’il n’est pas certain d’être réélu?

C’est ce qu’ont compris Poutine et Xi-Jinping qui ont trouvé la seule bonne solution: rester au pouvoir à vie …

Et que l’on ne taxe pas de « populistes » les Orban, Poutine,  et autres grands leaders:

« Là où il y a un grand leader il n’y a pas de populisme  » Comme Orban n’ est  pas un populiste il est un grand leader..

Un grand leader est un homme fort, comme Poutine, « qui respecte la force »..

Au fond ce que veut dire Sarkozy est : j’ai eu la malchance d’être un homme politique dans une grande démocratie. Dans un petite démocratie ( on les appelle « démocraties illibérales « aujourd’hui..) j’aurais pu être un grand leader. De Gaule et Churchill, comme moi , ont souffert d’avoir été des chefs d’Etat de grandes démocraties  .

Ce que Sarkozy regrette c’est de ne pas avoir pu museler la presse, contrôler les réseaux sociaux etc..

Chez Sarkozy les passions déconnectent les neurones , les empêchant de construire des raisonnements cohérents , créant des court-circuits, l’empêchant de penser.

Mais ses propos révèlent le vœu secret de tous les hommes politiques : avoir le pouvoir absolu.

« Leader » est un terme anglais qui signifie « chef, dirigeant, guide » . C’est un mot tellement utilisé, si banal , qu’on oublie que son pendant allemand est « Führer » ( « Duce » en italien). Pour un européen qui a une certaine considération pour la dignité humaine on sait ce que furent lesdits « Fûhrer » et « Duce »: des délinquants qui ont réussi.. momentanément, suffisamment pour faire les dégâts que l’on connaît. Pour ces  tristes individus, qui confondent toujours leurs obsessions meutrières avec les intérêts du peuple , la vie humaine individuelle n’a aucune valeur. Ces leaders veulent des moutons et mettent les chiens de garde qu’il faut pour empêcher les moutons désobéissants de tenter de mener la vie qu’ils veulent.

Ces propos donnent froid dans le dos  et on imagine ce qu’aurait pu devenir la France.. si justement les mœurs et les institutions démocratiques n’avaient pas servi de rempart à son goût immodéré du pouvoir. Mais il est encore à craindre : son clone , Wauquiez , affûte ses couteaux..

Il ne faut pas se cacher que les démocraties sont fragiles et que leur existence est subordonnée à l’attachement qu’ont les citoyens pour la liberté – et notamment la liberté d’expression- et les institutions qui les protègent d’un pouvoir politique toujours tenté d’en abuser, mais également des agissements  d’individus qui ne rêvent que de pouvoir se mettre au service d’un pouvoir fort et en tirer les profits. Les démocraties ont besoin de contre-pouvoirs et le journalisme- notamment le journalisme d’investigation- est un contre-pouvoir plus que nécessaire : aujourd’hui , pour certains, un contre-pouvoir à éliminer.

Mais l’attachement à la liberté ne suffit pas : encore faut-il y ajouter une certaine idée de l’homme qui ne peut être réduit à un consommateur. le capitalisme a fait du consumérisme une arme nucléaire  qui détruit progressivement les sociétés. La liberté- celle de choisir entre dix marques de voiture ou cent paires de chaussettes – est loin de la véritable liberté qui s’enracine dans la pensée, cette capacité qu’a l’homme de s’interroger sur le monde dans lequel il vit. Les démocraties meurent lorsque la pensée faiblit,  lorsque les questions que l’on se pose ne concernent que les destinations des futures vacances, le choix de la future voiture etc…. Elles vivent du refus de la pensée de se soumettre et de la volonté de faire que le monde s’organise pour faire place à la pensée et à ses exigences.

Et ce n’est pas le moindre problème aujourd’hui pour les démocraties que de redonner à la liberté son véritable sens, indissociable de la dignité , de la solidarité, de la justice. Mais il serait complètement dément d’attendre d’un leader qu’il soit la solution du problème.