Tout ce que l’on croyait solide

Ce livre d’Antonio MUNOZ-MOLINA est le livre d’un écrivain espagnol qui a cherché à comprendre avec le plus de lucidité possible pourquoi son pays  a vécu avec une telle violence les conséquences  de la crise financière de 2008 et a voulu en tirer les leçons.C’est cette lucidité , tandis que l’Espagne vivait dans ce qu’il appelle « le délire » – délire dû à l’économie spéculative dont il dit : »A une économie spéculative correspond inévitablement une conscience délirante « pg 14- qui a fait défaut aux espagnols, y compris lui-même, comme il a  l’honnêteté de l’avouer.

C’est un livre où l’humour, l’ironie, la colère, le désespoir parfois naissent de l’analyse et de la compréhension des faits. J’ai trouvé admirable le travail de recherche dans la presse d’avant la crise, entrepris pour comprendre pourquoi il n’avait rien vu venir, alors qu’il aurait dû voir! Ce qui donne quelques pages passionnantes -et désespérantes-où les histoires de corruption , notamment, donnent une image saisissante du détournement de l’activité politique à des fins personnelles , de l’absence quasi totale de l’intérêt pour le bien commun ou, si l’on préfère,une image désespérante  d’une conception du bien commun infantile ou infantilisante, ne prenant en compte que le présent immédiat , sans souci de l’avenir ni de la réalité.

Andalou, il se moque du nationalisme andalou et par extension de tous les nationalismes régionaux d’Espagne , et du nationalisme en général. Il fustige les partis politiques qui oublient qu’une culture démocratique doit être laïque et qui acceptent « l’hégémonie d’une culture religieuse ». Il dénonce la collusion des politiques te des médias. Il dénonce le cynisme d’une société gangrénée par l’argent , qui a perdu le sens du travail et de l’effort et qui vit dans  » le paroxysme de la fête ».

De cette histoire qu’il  décrypte décennie par décennie, et qu’il essaie de comprendre, il tire cette leçon très générale : »Ni demain -ni hier- n’est écrit . Ceux qui croient que rien ne pourra s’arranger sont aussi peu crédibles que ceux qui , par optimisme, pensent que les bonnes choses, parce qu’elles paraissent solides, vont nécessairement durer. Rien n’est là pour toujours. Personne ne peut rien prévoir. Aucun futurologue ne connaît quoi que ce soit du futur « (pg 208) Et un peu plus loin:  » Contrairement à ce que pensent les partisans de l’essence et de l’identité , les choses changent en permanence..; »(pg 209) Et elles peuvent changer en bien comme en mal. la civilisation peut être très vite remplacée par la barbarie, du fait même de la  » capitulation des civilisés » (pg 162). « Je crois que l’édifice de la civilisation risque toujours de s’écrouler et qu’il faut une vigilance permanente pour la maintenir debout. L’incroyable peut toujours survenir. Ce qui semblait inimaginable, donc infernal, peut devenir le quotidien » ( pg 194)

Et notamment la démocratie , fragile parce qu’elle n’est pas naturelle et c’est pourquoi elle doit être enseignée:

« La démocratie a besoin d’être enseignée car elle n’est pas naturelle, car elle va à l’encontre de penchants très enracinés dans l’être humain. Ce qui est naturel n’est pas l’égalité mais la domination des forts sur les faibles. le naturel c’est le clan familial et la tribu, les liens du sang , la méfiance envers les étrangers, l’attachement à ce qui est connu, le rejet de qui parle une autre langue, de qui a une autre couleur de cheveu ou de peau.Et la tendance puérile et adolescente à faire passer ses envies avant tout, sans se soucier des conséquences éventuelles pour les autres , est si puissante qu’il faudra de nombreuses années d’éducation patiente pour la corriger. Le naturel c’est d’imposer des limites aux autres et de n’en accepter aucune pour soi-même. Se croire le centre du monde est aussi naturel que situer la terre au centre de l’univers en s’imaginant que le soleil tourne autour d’elle. Les préjugés sont beaucoup plus naturels qu’une vocation sincère pour la connaissance. Le naturel c’est la barbarie pas la civilisation, le cri et le coup de poing et non l’argument persuasif , la jouissance immédiate et non l’effort à long terme. Le naturel c’est qu’il y ait des maîtres et des sujets pas des citoyens qui délèguent à d’autres, temporairement et à de strictes conditions , l’exercice de la souveraineté et l’administration du bien commun. Le naturel c’est l’ignorance: il n’est pas d’apprentissage qui ne nécessite un effort et ne mette du temps à porter ses fruits. Et si la démocratie n’est pas enseignée avec patience et dévouement , si l’on ne l’apprend pas dans la pratique quotidienne, ses grands principes resteront un cadre vide ou serviront d’écran à la corruption et à la démagogie » ( pg 101)

De là les conseils qu’ils donnent : les actes sont plus importants que les discours; que chacun fasse bien le travail qu’il a à faire (  » chacun de nous, presque à chaque instant , a le pouvoir de faire bien quelque chose ou de le faire mal, d’être grossier ou bien élevé , de jeter par terre un sac froissé , une bouteille , une canette ou de les déposer dans une poubelle , de crier ou de baisser la voix , de se mettre en colère à cause d’une critique ou de prendre le temps de vérifier si elle justifiée « ( pg 244); que chacun fasse preuve de morale , au sens laïque : »la conscience que chacun action humaine entraîne des conséquences , provoque d’autres actions en chaîne qui, pour des personnes réelles , peuvent être profitables ou dommageables » ( pag 245)

Et la crise aura peut-être eu la conséquence bénéfique de nous faire entrer dans l’âge de raison.

(Il y aurait des pages entières à citer- la liste des métiers où chacun pourrait faire bien son travail, les pages consacrées aux pays qu’il a visités ou bien où il a enseigné et qui lui ont permis de mieux connaître le sien, le passage où il souligne l’importance positive de l’Union européenne, le souhait qu’il formule que ses enfants ne vivent pas dans un monde pire que celui qu’il a connu… autant de pages qui donnent l’envie de mieux connaître cet écrivain, que, personnellement, je ne connaissais que de nom)

Je terminerai par cette citation , à laquelle j’adhère totalement : »Nous avons besoin d’une calme révolte citoyenne qui, à la manière du mouvement américain des droits civiques , utiliserait avec intelligence tous les recours légaux, toutes les forces mobilisables pour récupérer les domaines de souveraineté usurpés par la classe politique » Et de citer quelques exigences : limitation du nombres de mandats, défense du secteur public etc..

 

Et pour terminer donnons sa liste des droits auxquels il ne faut jamais renoncer : l’éducation, la santé, la sécurité juridique qui protège l’exercice des libertés et l’initiative individuelle.

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