Je lis dans « Le Monde » des 28/29 juin 2020 un article intitulé « La transition écologique est incompatible avec le tourisme de masse », publié par 4 chercheurs. J’en partage les idées mais , tandis que je lis me vient à l’esprit une autre question relative au tourisme , à la fois plus générale et en même temps très liée à ma vie: peut-on éviter de s’interroger sur ce que l’on fait lorsqu’on va à la rencontre de l’Autre , notamment lorsque cet Autre vit dans un pays en crise ou dans des dictatures?
C’est précisément la question que nous invite à nous poser Hécate Vergopoulos dans un livre intitulé « L’indécence touristique. Comment voyager en Grèce à l’heure de la crise » , publié chez l’Harmattan en 2017. Je ferai un de ces jours un compte-rendu de ce livre , compte-rendu que je n’avais pas jugé bon de faire quand je l’ai lu à sa parution- grande erreur- et je le placerai dans la rubrique « Ethique » , car cette question relève bien de l’éthique.
Avant de revenir brièvement sur ce livre , je ne peux m’empêcher de parler de ma propre expérience. En 1970 , pendant les vacances d’été, je pars avec ma première épouse , passer 15 jours au Club Med de Corfou. A cette époque la politique m’était indifférente. Je lisais peu les journaux. Je partais donc en Grèce dans l’ignorance quasi complète de la situation en Grèce. Que la Grèce vivait sous une dictature nous le comprîmes vite à la propagande fasciste visible sur les places et jusque dans le canal de Corinthe. Un soir, nous allâmes assister à la représentation de la pièce de Sophocle « Electre » , donnée par le Théâtre national hellénique dans ce magnifique théâtre antique d’Epidaure. J’avais à côté de moi un jeune grec et , dans les gradins bondés, la jeunesse formait la très grande majorité du public. Quand les colonels arrivèrent , le public siffla et , pour ceux qui connaissent l’acoustique de ce théâtre , ils imagineront facilement le volume sonore qui subitement nous enveloppa !A tous les niveaux les policiers s’étaient installés et ils ne bougèrent pas durant toute la représentation.Je suis toujours très ému lorsque je repense aux larmes de ce jeune grec assis à mon côté , liés sans aucun doute à un passage de cette pièce magnifique.
En 2005 je lus le livre d’Oriana Fallaci « Un homme » , qui relate sa rencontre et sa relation avec Alekos Panagoulis , un militant qui avait tenté de tuer Papadopoulos, l’un des colonels et qui l’avait raté. Elle le rencontre en tant que journaliste dans une prison qui, par ses dimensions elles-mêmes , est une torture , mais pas la seule.. Sa condamnation à mort n’aura pas lieu mais en 1976, il mourra dans un mystérieux accident de voiture.
Je me souviens avoir subitement pris conscience que, dans le pays où je passais des vacances dans l’opulence des buffets et dans la tranquillité, on torturait.
Je n’ai jamais oublié . En Hongrie où j’allais en 1990, je me souviens avoir entendu des cris qui sortaient d’une grande bâtisse et , immédiatement , me vint à l’esprit qu’il se pouvait bien qu’on torturât , là, derrière les murs. A Saint -Petersbourg je n’ai jamais oublié que je vivais dans une dictature et ainsi de suite. Depuis , chaque fois que je vais à l’étranger je me dis qu’il y a un envers du décor , celui dont jouit le touriste , mais qui n’est pas la réalité. Et c’est pour cette raison que je souffre du manque de possibilité de découvrir cette vie réelle quand je voyage.
J’étais donc prêt nos seulement à écouter les propos d’Hécate Vergopoulos, mais à les comprendre, à comprendre qu’il y a une indécence à voyager en Grèce en ignorant que les grecs vivent dans des conditions dramatiques , que des milliers de grecs – jeunes le plus souvent – ont quitté leur pays parce qu’il n’y avait ni travail ni argent, qu’il y a une indécence de la part des organismes de tourisme à faire valoir que c’est le bon moment d’aller en Grèce parce que tout y est moins cher etc..
Au-delà de cette dénonciation , Hécate Vergopoulos nous fait savoir qu’il y a , en Grèce, des grecs qui proposent un autre tourisme , qui permet de s’approcher de l’Autre , de sa vie réelle , de la comprendre
Et elle nous contraint à nous interroger sur notre façon de consommer, sur notre « usage du monde »
Je cite :
« A certains égards , la consommation qui nous a plus largement occupés tout au long de cet ouvrage est aujourd’hui devenue fasciste en ce qu’ elle offre ( du moins telle qu’elle est configurée par les acteurs industriels du tourisme) des scénarios d’usage du monde déjà là qui nous dédouanent d’avoir à penser à ce que l’on fait quand on consomme et au sens précisément politique de nos pratiques. Ces scénarios sont d’une violence inouïe , en particulier parce que celle-ci s’y dissimule et s’y déguise tellement bien derrière ce grand concept qu’est aujourd’hui le bonheur qu’elle finit par se faire oublier . Or , ils ne fonctionnent – et c’est ce que montre le cas du tourisme en Grèce à l’heure de la crise – que dans la mesure où, tenus pour naturels, ils engendrent des humiliations en série qui, elles aussi, ont le pouvoir de se rendre invisibles à nos yeux.
Lorsque Saskia Sassen parle de l’expulsion comme l’un des modes privilégiés de la gouvernance contemporaine, il me semble qu’il ne faut pas se contenter de penser la manière dont elle s’exerce dans le rapport des hommes à leurs espaces ( expulsion dans les marges territoriales des réfugiés , des immigrés et des populations en situation de fragilité) , mais qu’il faut aussi y inclure une pleine dimension symbolique : l’expulsion , c’est aussi celle qui nous renvoie hors de notre propre centre et que nous nous infligeons à nous-mêmes lorsque nous acceptons de suivre de bonne grâce le rythme tenu pour naturel de la consommation comme soupape et gratification. La crise , la plus profonde et la plus paralysante , commence en effet lorsque l’on se met à penser qu’il n’y a plus rien à penser parce que tout est déjà joué , fait, dû ou évident. Ne pas se laisser expulser , résister à la crise , c’est ainsi réinvestir le sens de son action à sa juste mesure et c’est précisément ce qu’entendent faire ces touristes de la décence et de la civilité , mais aussi ces acteurs locaux qui s’engagent dans la voie de la réinvention du sens de la pratique touristique à leurs échelles intimes et singulières » ( pg 90/91)
Pour autant que l’écologie est un projet global de civilidation , où hommes et nature sont indissociables, nul doute que les réflexions d’Hécate Vergopoulos s’inscrivent remarquablement dans ce projet. Si le tourisme doit être la rencontre de l’Autre, il est important qu’il ne consiste pas à user de l’Autre pour notre seul plaisir, sans plus nous inquiéter de savoir si, ce faisant , on n’humilie pas l’autre.
( On pourra lire le livre de F.Jullien « Le Pont aux singes . De la diversité à venir » où la question du tourisme est abordé dans le cadre d’une problématique un peu différente)
