Les perroquets verts .

Sous-titré  « Chronique d’un chirurgien de guerre »             

Gino Strada est chirurgien . Il a fondé Emergency, une ONG , en 1994. Emergency travaille en association avec la Croix-Rouge

Le livre « Les perroquets verts » est constitué de courts chapitres , qui relatent , les interventions d’Emergency et la Croix-Rouge , en des lieux  qui ne sont jamais très éloignés des « champs » de bataille. Urgence : les blessés arrivent, en nombre plus ou moins grand, en des états très divers , qui rendent les opérations parfois inutiles, ou difficiles, ou échouant à maintenir la vie dans des corps très endommagés.

Les conditions des interventions sont le plus souvent très mauvaises là où il n’y a pas un hôpital-ce qui est le cas le plus souvent- pour accueillir les blessés . Le personnel médical ne dispose pas de tous les instruments, machines, moyens de transports , médicaments qui seraient nécessaires. Les bombes ne tombent pas loin parfois. On craint l’arrivée de combattants. .. Médecine de guerre, qui consiste à sauver , à réparer les dégâts des  guerres .. guerres qui continuent  de tuer , même lorsqu’elles sont finies : les terrains sont minés et des années après l’arrêt des conflits ils tuent , estropient, pas les combattants , mais, la plupart du temps  , les enfants et les femmes.

L’horreur est dans chaque chapitre, mais l’auteur est un chirurgien qui agit pour sauver des vies, réparer ces êtres , pas pour gémir , se plaindre, se livrer à des digressions philosophiques sur la méchanceté des hommes etc..  On trouve des descriptions précises des conditions d’intervention, de l’état des victimes. La narration des évènements va à l’essentiel . L’évocation des situations personnelles aussi.

Chaque chapitre de ce livre m’a bouleversé, révolté , désespéré, puisque toute cette horreur est toujours d’actualité. On massacre , on tue, on estropie .. et l’on soigne, ampute, appareille, assiste à la mort contre laquelle on ne peut rien.

Contraste saisissant d’une double humanité : celle qui s’acharne à tuer, celle qui s’acharne à maintenir en vie . Avec une totale absence de conclusion : les chapitres  pourront s’additionner, sans que jamais les choses laissent penser qu’elles pourraient s’améliorer 
Alors d’abord , pourquoi « les perroquets verts » ?

L’explication se trouve dans le chapitre huit .

Les perroquets verts sont des mines- jouets : dix centimètres , deux ailes au centre , un petit cylindre.

Elles sont larguées d’hélicoptère, les deux ailes leur permettent de mieux voler, de s’éparpiller un peu partout sur un territoire ;elles n’éclatent pas tout de suite mais lorsqu’on les manipule, ou on les piétine.

Ces mines sont lancées sur des villages et   , dit Gino Strada, il n’a jamais soigné une seule personne blessée ( mains arrachées etc..) qui ne fût pas un enfant .

« Des mines-jouets , étudiées pour mutiler les enfants «  ( pg 43)

De fabrication russe ( mais cela est accessoire car la Russie n’est pas la seule à produire des mines anti-personnelles)

G.Strada imagine

« .. un ingénieur efficace et créatif, assis à sa table de travail, dessinant des esquisses et créant la forme de cet PFM-1.Et puis un chimiste décidant des détails techniques du mécanisme du détonateur , et enfin séduit par le projet , et un politique qui l’approuve , et des ouvriers dans un atelier qui en produisent par milliers quotidiennement.

Ce ne sont malheureusement pas des fantômes , ce sont des êtres humains : ils ont un visage pareil au nôtre, une famille comme la nôtre, et des enfants. Et il est probable qu’ils les accompagnent le matin à l’école , qu’ils la prennent par la main lorsqu’ils traversent la rue, pour qu’ils ne courent aucun danger , et ils les avertissent de ne pas se laisser approcher par des étrangers , leur interdisent d’accepter des bonbons ou des jouets de la part d’inconnus..

Et puis ils se rendent au bureau , ils se remettent diligemment au travail afin de s’assurer que ces mines fonctionnent comme il faut , que d’autres enfants ne découvrent pas la supercherie , qu’ils en ramassent par poignées . Plus il y aura d’enfants mutilés, mieux encore, plus il y aura d’enfants aveugles , et plus l’ennemi souffrira , plus il sera terrorisé , plus il sera condamné à nourrir ces malheureux pour le reste de leurs jours . Plus il y aura d’enfants aveugles et mutilés , plus l’ennemi sera défait , puni, humilié .

Et tout cela se déroule chez nous , dans le monde civilisé , au milieu des banques et des gratte-ciel. » p 45/46

De ce passage il faut en rapprocher un autre ( avant-dernier chapitre).

On est à Sarajevo , où il y a une avenue appelée Sniper’s Road

« Le dernier arrivé est un petit garçon blond , touché en plein front par une balle. Le sang ne coule plus, il imprègne les cheveux , désormais coagulé et presque congelé par le sang  froid. Il jouait dans la neige , à moins d’un kilomètre de l’hôpital, il escaladait une petite éminence en tirant derrière lui une planche en bois avant de dévaler la pente en criant de joie sur une luge improvisée.

Un coup de feu , l’enfant est mort

…………………..

Il y a quelque chose dans la guerre du sniper qui fait davantage horreur que les bombes.

Dans la lunette du fusil il voit l’enfant blond très grand, comme s’il était là tout près de lui. Il peut le voir jouer , grimacer quand il se roule dans la neige fraÎche.

L’ennemi c’est lui, même s’il n’a pour seule arme que ce morceau de bois qu’il utilise comme une luge . La lunette du fusil ne cadre pas des armées menaçantes qui progressent , mais uniquement le visage d’un enfant, comme sur une photo d’identité . Il ne sait pas  , cet ennemi, qu’il est observé, il ne sait pas que son front se déplace lentement , jusqu’à occuper tout le centre du réticule , dans le viseur du sniper.

Et il sourit peut-être, à l’instant où l’autre appuie sur la détente. En anglais , the snipe, c’est la bécasse. Et le verbe to snipe signifie « tirer depuis une position à couvert », exactement comme on tire les bécasses. Mais comment faites-vous , si la bécasse vous sourit ? »

Une femme sniper est interrogée , une femme qui a tiré sur un enfant de six ans. Pourquoi ? Elle  répond :

« Dans vingt ans , il en aurait vingt-six », c’est la réponse que traduit l’interprète .

Le froid devient plus intense , c’est un froid intérieur »  p 204/205

Alors oui, la question se pose : pourquoi être ce chirurgien confronté à l’horreur  causée par les hommes ? et ce d’autant plus que ce chirurgien a femme et enfants.

« Le plus curieux c’est qu’au bout de dix ans je ne le sais pas encore avec précision.

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Ce métier me plaît , à telle enseigne que je ne parviens pas à m’en imaginer un autre susceptible de me plaire davantage . je pourrais même aller jusqu’à affirmer que je me divertis, si je ne courais pas le risque de paraître offensant à l’égard de tous ces malheureux qui sont concernés d’une manière ou d’autre par mon activité. Cela me plaît de me trouver fréquemment confronté à de nouvelles difficultés , à des problèmes inattendus, cela me plaît de travailler dans des conditions et des situations sans cesse différentes , souvent complexes et même périlleuses, mais toujours stimulantes.

Au fond , mais je ne voudrais pas que l’on se méprenne ou que l’on m ’accuse de snobisme , c’est un jeu. Au sens le plus vrai du terme . Comme les échecs ou le bridge. Une activité libre , sans conditionnement, sans buts secondaires  qui se pratique uniquement parce qu’on l’apprécie . Et parce que cela me plaît de gagner en général , tout comme cela me plaît dans mon métier . Démontrer que l’on peut agir , que l’on peut réussir quelque chose  d’utile même quand cela semble impossible , quand les portes paraissent fermées.

Accepter le défi ,se mesurer aux difficultés.

Mais il s’agit d’un défi singulier , pas tout à fait une tentation de rallier le pôle nord en auto -stop. Parce que ce défi concerne beaucoup de gens , parce qu’il y a beaucoup de vainqueurs, quand victoire il y a , et parce qu’il est important que ce jeu se poursuive , qu’une fois que la course terminée une autre s’engage.

Il est utile qu’il existe ce défi . Car sur les lieux des conflits armés où nous allons travailler il n’existe pas d’alternative »

Et l’auteur  relève que  tous ces gens qu’il va soigner n’ont pas ce droit élémentaire à être sopiné. 

Nous sentons-nous en paix avec nous-mêmes ? peut-être.

Mais j’en ai tant entendu , trop souvent, de ces censeurs qui pointent le doigt sur ceux qui font quelque chose « uniquement pour laver leur conscience , tout à fait indifférents au fait que la leur continue à puer à un kilomètre de distance, et qu’elle n’est plus lavée depuis des lustres .

Je reste dans l’idée qu’il vaut mieux qu’elle existe , cette petite goutte , car si elle n’était pas là , la situation serait plus grave , et pas seulement pour moi.

Tout se résume à cela .

Aucune liturgie , aucune rhétorique , pas de significations transcendantales et universelles . Elles ne servent à rien, sont sans commune mesure , et peuvent même être nocives .Cette activité doit rester un métier , j’irai jusqu’à dire qu’elle doit enfin commencer à devenir un métier , une profession. Le chirurgien de guerre assimilé au pompier , au vigile, au boulanger.

Car c’est seulement si cela devient un métier , un travail, une occupation permanente, que le chirurgien de guerre peut atteindre à la dignité , gagner en compétence , effectuer des interventions de qualité , agir en professionnel .

La chirurgie de guerre n’est pas un terrain d’aventure ou d’improvisation. En l’occurrence l’envie splendide et généreuse  d’être utile ne suffit pas pour l’être véritablement.

C’est un travail pénible que celui de chirurgien de guerre , un travail qui s’apprend sur le terrain jour après jour , en puisant toute son humilité pour écouter et toute sa disponibilité pour ne pas céder aux certitudes.

Mais pour moi c’est aussi un grand privilège. Je touche un salaire pour accomplir le métier le plus beau , celui que j’ai toujours rêvé de faire , même gratuitement ».  64-66

Dois-je le dire ?

Je partage totalement cette  façon de voir. Il y aura toujours celles et ceux qui déplorent la condition humaine, déplorent la méchanceté humaine, diabolise l’homme , font de beaux discours ,de grandes déclarations ( « plus jamais ça.. »)  en sirotant leur whisky .

Quand il y a un incendie , il est bon qu’il y ait des pompiers   . Cela n’empêche pas qu’il faille faire en sorte qu’il n’y ait pas d’incendies. En attendant il est bon d’avoir des pompiers. Bon d’avoir des personnes qui trouvent plaisir à éteindre des feux , à grimper des échelles etc..

Ira-t-on reprocher au pompier d’avoir plaisir d’éteindre un feu ? Cela ne signifie pas qu’il souhaite qu’il y ait des feux. Mais il fera d’autant mieux son métier qu’il l’aime.

Pour celles et ceux qui n’auraient pas compris les propos de G.Strada, qu’ils relisent les passages cités , attentivement ( = il vaut mieux qu’il y ait des chirurgiens de guerre que pas du tout) , et qu’ils lisent le livre. Pas de pathos : être efficace , se réjouir d’avoir sauvé une vie , même s’il faut la mener avec  des prothèses ( il faut ensuite travailler à fabriquer les prothèses etc. ), etc..

Le monde est loin d’être parfait . Il ne sert à rien de faire de grands discours, de déplorer, de gémir : simplement améliorer ce que l’on peut améliorer. Avec les moyens du bord. Comme on peut.

Une grande leçon de réalisme !

Et un grand merci à Elisa qui m’a offert ce livre . Elle saura que c’est elle !

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