Résister

Résister

Dans « Le Monde «  du 22 avril je lis la chronique de Sylvie Kaufmann

« Le flou troublant des lignes rouges »

Le flou des lignes rouges est celui  des valeurs que l’on invoque face à des pouvoirs autoritaires  ou à de véritables dictatures sans qu’elles soient suivis d’actes significatifs :

« Où se situe cette « ligne rouge » dont M.Macron dit qu’il faut à tout prix la respecter ? Lorsque M.Biden avertit le Kremlin qu’il s’expose à des « conséquences » si Alexei Navalny vient à mourir , de quoi parle-t-il ? Quand la chancelière allemande , Angela Merkel, « s’inquiète » pour la santé de Navalny tout en maintenant qu’il n’est pas question de toucher au gazoduc Nord Stream 2 que propose-t-elle ?

Face à la montée de régimes autoritaires modernes dont le modèle a évolué , comme celui de la Chine, ce manque de clarté affaiblit inévitablement le modèle démocratique »

Dans cette situation quelques individus  « ne vacillent pas , pourtant » écrit-elle . Et de citer à titre d’exemples Jimmy Lai ,  le milliardaire de Hong-Kong, et Navalny . Mais il faudrait parler  des biélorusses qui continuent de résister , des birmans -la liste serait longue- et de tous les anonymes dont on ne connaîtra jamais les noms et qui n’ont jamais cédé à la peur .

Dans un texte qui a servi d’introduction à un colloque intitulé « Syrie : à la recherche d’un monde », colloque tenu les 14 et 15 décembre 2017 à l’Université Paris Diderot  (texte reproduit dans la revue TUMULTES  n° 55), Etienne Tassin cite un passage du livre de Françoise Proust « De la résistance » :

« Résister ne veut pas dire ne pas être faible , mais ne jamais consentir à sa faiblesse et à son impuissance. Ne jamais consentir, ne jamais accepter. On peut être vaincu. Nombre de résistances admirables l’ont été, mais il importe de ne pas s’avouer vaincu, de ne pas passer dans le camp des vainqueurs, de ne pas reconnaître aux vainqueurs leur victoire, ce qui au fond entérinerait la figure du pouvoir et la figure du destin ».

Lui-même écrit :

« Il est d’usage d’imaginer que la résistance est une réaction à une force exercée , que la résistance est réactive. En réalité , je voudrais mettre en évidence que cette représentation de la résistance est trompeuse parce que la résistance est productive et positive de quelque chose. » Puis il prend l’exemple de la résistance électrique  et poursuit : « .. je crois que dans la résistance justement tout n’est pas simplement là, dans le fait d’opposer une force à une force ou d’opposer un pouvoir à un autre pouvoir.Il me semble que dans la résistance il s’agit d’opposer une puissance d’être et d’agir à un pouvoir de contraindre. Au fond toute résistance est une résistance à la domination , pas au sens où on va lui opposer un autre dispositif de domination, mais au sens de la résistance déplace le rapport domination/soumission vers autre chose , c’est-à-dire peut-être vers un refus de dominer autant que vers un refus d’être dominé. Il y a peut-être quelque chose dans la résistance d’un refus de la domination comme posture »

En ce sens la résistance rejoint la révolte   dans le refus, le fait de dire non, et dans le fait qu’elles refusent d’utiliser les moyens de la domination , c’est-à-dire la violence. Il faut citer le début du chapitre 1 de « L’homme révolté » d’A.Camus :

« Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse , il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave , qui a reçu des ordres toute sa vie , juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce « non » ?

Il signifie, par exemple , «  les choses ont trop duré », jusque-là, oui, au-delà non », « vous allez trop loin » et encore, «  il y a une limite que vous ne dépasserez pas ». En somme, ce non affirme l’existence d’une frontière. On retrouve la même idée de limite dans ce sentiment du révolté que l’autre « exagère », qu’il étend son droit au-delà d’une frontière à partir de laquelle un autre droit lui fait face et le limite. Ainsi le mouvement de révolte s’appuie, en même temps, sur le refus catégorique d’une intrusion jugée intolérable et sur la certitude confuse d’un bon droit , plus exactement l’impression, chez le révolté , qu’il est « en droit de.. ». La révolte ne va pas sans le sentiment d’avoir soi-même , en quelque façon , et quelque part, raison .C’est en cela que l’esclave révolté dit à la fois oui et non. Il affirme en même temps que la frontière, tout ce qu’il soupçonne et veut préserver en deçà de la frontière. Il démontre, avec entêtement, qu’il y a en lui quelque chose qui « vaut la peine de… » ,qui demande qu’on y prenne garde . D’une certaine manière il oppose àl’ordre  qui l’opprime  une sorte de droit à ne pas être opprimé au-delà de  ce qu’il peut permettre.

En même temps que la répulsion à l’égard de l’intrus, il y a dans toute révolte une adhésion entière et instantanée de l’homme à une certaine part de lui-même ».

C’est cette part de lui-même que le résistant comme le révolté vont chercher à sauver  cette part que que l’on appelle la liberté ou la dignité.

Qu’on ne s’y trompe pas pourtant : la résistance n’a pas que de bonnes raisons d’être ! Il faut sans arrêt s’interroger sur ce qui nourrit la résistance . Loukachenko résiste aux contestations d’une grande majorité du peuple biélorusse  , il résiste aux condamnations d’Etats de l’Union européenne , mais il résiste pour de très mauvais raisons : se maintenir au pouvoir coûte que coûte . En soi cette résistance n’est pas nécessairement négative, on peut se dire que le pouvoir est garant  de l’ordre, que la révolte est dangereuse, injustifiée. Mais  dans le cas de la Biélorussie , on a volé au peuple sa parole dans des élections truquées. En ce sens la résistance de Loukachenko est celle  d’un homme qui ne reconnaît pas sa défaite et qui refuse d’accepter le jeu de la démocratie . Celle- si l’on se reporte au passé de cet homme – d’un homme qui aujourd’hui montre son vrai visage : celui d’une crapule qui ne vise que son intérêt personnel et  , bien évidemment , de  l’intérêt des crapules qui résistent à ses côtés.

C’est pourquoi la résistance du peuple biélorusse a une tout autre signification que celle de Loukachenko et de ceux qui se rangent de son côté ( dont , bien évidemment , l’autre crapule, Poutine).

Et c’est pourquoi il est important de prendre en compte la méthode : le peuple biélorusse ne répond pas aux violences par des violences.  La solidarité des résistants fait leurs forces, pas les armes .Ils  se battent pour exister dans la vérité et la liberté.

Combats éternels de la force brute  et de celle des valeurs , des tanks , des armes, de la torture face à la liberté et à la dignité .

La seule résistance acceptable est celle de la liberté  qui donne son sens à la politique et qui en fait la grandeur .

C’est pourquoi aussi, quel que soit le passé de Navalny ,  on peut dire que sa résistance  a valeur positive parce qu’elle  est celle de la liberté et de la dignité.