En ces temps rendus difficiles par une mondialisation mal maîtrisée ( entre autres) l’obsession de l’identité nourrit les discours politiques et devraient continuer de le faire ( pour parler de la situation en France, M.Laurent Wauquiez tente de récupérer les électeurs du Front national en tentant d’enraciner les français..c’est bientôt le printemps!). C’est le moment où jamais de lire le livre de M.Bettini , professeur de philologie classique à l’Université de Sienne, « Contre les racines ». Comme l’auteur le dit à juste titre, cette métaphore a le défaut ( et la force ) de toutes les métaphores , elle remplace le raisonnement par une vision ( et l’auteur de citer Cicéron qui écrit : » Toute métaphore agit directement sur les sens, et surtout sur celui de la vue , qui est le plus aiguisé. Les métaphores visuelles sont beaucoup plus efficaces , parce qu’elles font voir à l’âme ce que nous ne pourrions ni voir ni distinguer » Cicéron De oratore). Quoi de plus « concret » que les racines qui plongent dans la terre et nourrissent les plantes?
Il faut donc lutter contre les métaphores , réduire leur force, ce que fait l’auteur.
Qui affirme , à juste titre, que le recours à cette métaphore n’est pas motivé principalement par un rejet de la modernité mais par le besoin d’affirmer sa différence contre ceux qui viennent chez nous et l’affirment, eux, avec une force menaçant notre identité. Alors, oui, il faut lier les termes racines, tradition, identité. Notre identité est liée à la tradition, tradition qui, lorsqu’on la remonte, nous conduit à nos racines : notre identité serait dans nos racines et dans la terre où elles plongent , où elles nous enracinent solidement.
« Les racines plongent sous la terre, le lieu dont tout naît et auquel tout revient ; les racines soutiennent la plante , qui sinon tomberait au sol ; et surtout les racines transmettent au tronc, aux branches et aux feuilles la nourriture dont ils ont besoin. A travers l’image des racines, et donc de l’arbre, la tradition elle aussi se mue en quelque chose de biologiquement primordial, qui plonge dans la terre, quelque chose qui soutient et nourrit- qui? Nous, bien sûr, notre identité « (p31/32) Les racines constituent le « fondamental »,parce qu’elles sont le fondement. Cette belle métaphore construit un « dispositif d’autorité » pour l’individu , qui n’existe que comme un élément d’un groupe soudé à tous les autres par le fait de partager la même culture issue du même sol et nourrie par les mêmes racines ( » le recours à la métaphore arboricole vise précisément ce but : construire un pur et simple dispositif d’autorité qui, à travers les contenus évoqués par l’image, s’alimente de noyaux forts, tels que la vie, la nature, la nécessité biologique, la hiérarchie des positions, et ainsi de suite » p34)
Cette métaphore rejoint- avec les mêmes significations- l’autre dispositif, celui de la descendance. le fondement rejoint le sommet , désigné comme lieu de la « prééminence » . les sommets sont aussi nos racines ou nos racines des sommets.
L’essentiel de la déconstruction des ces dispositifs va consister à monter que la tradition est une construction qui remplit des fonctions politiques essentielles. La tradition est ce qui se transmet ( et l’écriture joue un rôle essentiel) et résulte d’un choix, d’un apprentissage et ne vit que du maintien de l’apprentissage : »La force d’une tradition ne vient pas du passé…mais de ce que l’on continue à en enseigner les contenus dans le temps présent, voire de de ce que l’on commence à en enseigner les contenus dans le temps présent ,comme dans le cas des « traditions inventées » p55.En plusieurs chapitres l’auteur nous invite à explorer les constructions des traditions, nous montrant que la tradition résulte d’un choix. Et il termine la première partie de son livre en montrant , à partir d’une expérience personnelle, comment, avec le tourisme, la mémoire culturelle peut accoucher de son propre oubli.
La deuxième partie se propose de répondre à des questions qui renvoient à l’actualité : faut-il se réjouir de ce que certaines villes soient « envahis » par des populations d’autres cultures? L’auteur montre alors l’importance de la composante nostalgique dans le recours aux racines. Or il ne faut pas confondre mémoire privée et mémoire collective, politique et histoire. Si l’on ne peut nier les difficultés à faire coexister les cultures, ce n’est pas en parlant de racines qu’on fera progresser les compréhension des problèmes.
Autre question : faut-il s’attaquer aux racines culturelles? chose d’autant plus étonnante lorsque cette attitude est celle d’un professeur qui, de par sa spécialité , est confronté à la diversité des cultures.
L’auteur répond qu’il y a deux raisons d’étudier les cultures : pour les comprendre dans leur diversité ou pour défendre la sienne. Or celui qui fait appel aux racines culturelles n’est pas intéressé par les cultures mais par la sienne: » Celui qui s’intéresse aux cultures aime la différence ; celui qui rpoclame l’existence de racines recherche l’identité » p112
M.Bettini souligne alors cette obsession de la pureté que l’on trouve chez toutes les personnes qui ne cessent de parler de racines. Il s’agit toujours d’authenticité, de simplicité, de pureté. Or cela consiste à nier ce que sont les cultures, des organismes mouvants : « S’il est en effet quelque chose qui caractérise la culture , c’est précisément sa capacité de muter, de se transformer au cours du temps ; appartenir à l’espèce humaine signifie, en premier lieu , posséder le don et la possibilité du changement » p18
Le livre se termine par des réflexions passionnantes et instructives sur les racines helléniques , les racines chrétiennes, les racines linguistiques et culturelles etc…
Et M.Bettini de nous suggérer, pour terminer, puisqu’ avec les racines nous versons souvent dans la mythologie , plutôt que de nous inspirer du mythe de l’autochtonie athénienne, de nous inspirer du mythe de la fondation de Rome, telle que Plutarque nous le rapporte:
« On creusa une fosse ronde au lieu qui est aujourd’hui le Comitium. On y jeta les prémices de toutes les choses qui sont bonnes selon la coutume, et nécessaires selon la nature. Ensuite , chacun y jeta aussi une poignée de terre qu’il avait apportée du pays d’où il était venu. Après quoi ils mêlèrent le tout ensemble. Ils désignent cette fosse du nom qu’ils donnent à l’univers :mundus.On traça ensuite tout autour, en forme de cercle , le périmètre de la ville » (Plutarque Vie de Romulus ,11,2
Ce mythe rejoint la suggestion faite par l’auteur dans le cours de l’ouvrage , de remplacer la métaphore des racines par celle des fleuves et des affluents, de remplacer le vertical ( métaphore des racines) par l’horizontal ( métaphore des fleuves).
« En adoptant cette métaphore aquatique pour définir le rapport tradition/identité à l’intérieur d’un certain groupe, on aurait au moins l’avantage de la fluidité, au lieu de la fixité ligneuse des racines qui s’enfoncent dans le sol. Des métaphores horizontales de la tradition peuvent nous faire comprendre que l’on peut parfaitement appartenir à une certaine tradition sans avoir pour autant le sentiment d’en être prisonniers- car nous ne sommes pas des arbres, qui ne peuvent s’arracher à leurs racines sans sécher et mourir – mais plutôt , à la limite, sources et ruisseaux , dont les eaux coulent et se mêlent beaucoup plus librement. La tradition , vue horizontalement, deviendrait alors la vie capable d’intégrer d’autres vies. »p47
