La citoyenneté est nationale , elle est subordonnée à la possession d’une nationalité. Ont des droits politiques les « nationaux ». L’Union européenne n’a pas modifié cette situation , puisque pour être citoyen européen il faut avoir la nationalité d’un des pays membres de l’Union. Ce lien de subordination de la citoyenneté à la nationalité n’a rien de nécessaire. La notion de citoyenneté n’impose pas que l’on ait la nationalité du pays où l’on se trouve. Elle définit le droit que l’on a de participer aux débats et aux décisions qui concernent l’intérêt commun d’un groupe d’individus. Faire dépendre la citoyenneté de la nationalité , c’est la soumettre à l’octroi de la nationalité , octroi qui dépend de différents facteurs, plus ou moins arbitraires, variant au gré des problèmes rencontrés par la communauté. On est renvoyé à ce concept de nation , à sa définition politique, et aux aléas de l’histoire de tel ou tel pays. Qui définit la nationalité française ? Qui dit ce qu’est un français ?
A titre personnel je n’ai jamais eu à me poser la question. Pourtant la question mérite d’être posée, comme l’histoire nous le montre aisément (surtout lorsqu’on perd sa nationalité et avec elle sa citoyenneté et avec elle ses droits..)
Cette subordination de la citoyenneté à la nationalité conduit à réduire le champ de vision d’un citoyen à « son » pays, à ne décider d’une politique qu’en fonction de l’intérêt national , à développer un égoïsme national qui vire facilement , en certaines circonstances , au nationalisme. La crise grecque aura montré une fois de plus qu’il n’a pas fallu longtemps à certains hommes politiques ( et quelques autres ) pour casser du « boche ».
Il ne s’agit pas de nier l’importance de l’appartenance à un pays , faire comme si les « nations » n’existaient pas , comme si les Etats n’existaient pas, mais il s’agit de savoir si une vision très étroite de la citoyenneté , arrimée à une vision nationaliste de la nation, ne va pas à l’encontre des citoyens eux-mêmes. Les cimetières sont remplis de braves citoyens qui ont été lancés dans une aventure dont l’énorme majorité se serait bien passée. Je ne parviens pas à me dire , quand je me rends à l’ossuaire de Douaumont, que cette guerre était une nécessité . Qui a voulu ces milliers de morts , là, souvent très jeunes , reposant dans ce cimetière ( un des cimetières) , devant l’ossuaire ? Qui ? Quelle nécessité ? Le « plus jamais ça » n’a rien empêché , pas plus que les camps d’extermination nazis, les procès faits aux criminels de guerre , n’ont empêché les Milosevic, les Karadzic , les Mladic, aujourd’hui les dirigeants chinois, pour ne parler que de quelques-uns, de se livrer à des génocides.
Il y a donc une réflexion nécessaire à entreprendre sur la citoyenneté, la politique, les possibilités de faire diminuer les risques que de pareils évènements ne se reproduisent. Par ailleurs ce n’est pas que le passé qui nous invite à cette réflexion, c’est également le présent et le futur. La population mondiale augmente, la surface du globe non, et comme l’avait bien vu Kant , il ne faut pas oublier ce fait qu’il n’y a pas d’échappatoire, on n’est pas près d’échapper à la Terre. Terriens nous sommes , et il faudra s’en accommoder encore longtemps . Le projet de pouvoir vivre en ignorant les autres est une impossibilité plus évidente que jamais. En d’autres termes, être citoyen d’un pays ne peut plus être avoir une courte vue nationaliste.
Il appartient donc au citoyen , sans rejeter sa nationalité , de voir au-delà de ses intérêts égoïstes , des intérêts égoïstes de son pays, de ne pas se considérer comme le nombril du monde , fâcheuse tendance des pays occidentaux , qui considèrent qu’ils incarnent la civilisation !
Aujourd’hui, plus que jamais , le citoyen doit être ouvert sur le monde et doit penser son futur , celui de son pays en tenant compte des intérêts de tous les pays. Plus que jamais le citoyen doit faire de la géopolitique, s’occuper des relations internationales , faire connaissance avec les histoires des autres pour mieux les comprendre , mieux appréhender les choix de leurs gouvernants. Plus que jamais il doit comprendre les innombrables interactions de tout ordre entre les pays. Plus que jamais le citoyen doit élever ses connaissances au niveau du monde, avoir une vue d’ensemble qui lui permette de mieux se comprendre lui-même parmi les autres et les autres par rapport à soi. Bref plus que jamais il faut que le citoyen soit cosmopolite , adopte un point de vue cosmopolite et envisage le cosmopolitisme comme une cosmopolitique.
C’est l’intérêt des trois ouvrages d’Etienne TASSIN , Le trésor perdu .Hannah Arendt l’intelligence de l’action politique consacré à l’œuvre d’Hannah Arendt, Un monde commun . Pour une cosmopolitique des conflits qui propose cette version adaptée à notre temps , du cosmopolitisme , qu’Etienne TASSIN appelle « cosmopolitique » et qui se présente comme une xénopolitique ( voir la revue Tumultes . N° 51 Cosmopolitique en exils L’article d’E.Tassin « La condition migrante . Pour une nouvelle approche du cosmopolitisme ») et , enfin Pour quoi agissons-nous ?» qui continue d’approfondir la condition politique, la citoyenneté ,l’histoire à partir du concept d’action d’Hannah Arendt.
Dans ce qui suit nous n’avons nullement l’intention de faire la part de ce qui appartient à Arendt et ce qui appartient à Tassin .La pensée d’E.Tassin s’est constituée dans un dialogue ininterrompu avec l’œuvre d’Hannah Arendt , dont il montre qu’elle n’a pas seulement contribué grandement à la compréhension des totalitarismes mais nous permet de penser notre monde et les évènements les plus marquants de notre histoire récente et , par-dessus tout, révèle la grandeur de la politique et du politique, celle de la citoyenneté .
Nous demandons pardon aux spécialistes , aux universitaires , à tous ces gens-utiles- qui n’ont pas ma préoccupation : essayer de donner consistance à cette belle idée du cosmopolitisme pour savoir comment , moi-même, juger des évènements , et agir, être cosmopolite.
Ici il s’agit de me demander s’il y a une manière de penser les choses qui ne soit pas irréaliste, qui puisse déboucher sur une autre façon de vivre , une façon de vivre plus proche de ce cosmopolitisme réaliste dont je me réclame , que je souhaite .
(Etienne Tassin est décédé des suites d’un accident le 6 janvier 2018. La revue Tumultes lui a dédié son numéro 55 intitulé « La promesse d’un monde. Pour Etienne TASSIN »)
Un petit mot sur H.Arendt .
Elle a refusé qu’on dise d’elle qu’elle faisait de la philosophie politique . Elle disait qu’elle faisait de la théorie politique .Si l’on veut comprendre pourquoi elle refuse cette appellation , il faut lire la partie 1 de Le trésor perdu où Etienne Tassin explique d’une façon remarquable pourquoi sa façon de penser la politique n’est pas philosophique. Il y va du rapport à la vérité , de la pensée elle-même ( qui implique la pluralité , le deux- en- un), de la place du philosophe et de la philosophie dans la Cité , etc.. C’est un autre sujet mais qui , sans aucun doute , permet de comprendre son cheminement , à la recherche d’une compréhension de ce qui n’aurait , selon elle, jamais dû arriver , les camps. Disciple d’Heidegger , promise à une carrière de philosophe d’Université, les évènements l’ont détournée d’une certaine façon de penser , de ramener la pensée à la contemplation. Il y a eu les camps et sans les camps il n’y aurait jamais eu cette œuvre dont on reconnaît, aujourd’hui, l’importance .
H.Arendt ne militait pas pour le cosmopolitisme . Dans l’article consacré à K.Jaspers dans Vies politiques , « Karl Jaspers :citoyen du monde ? » elle écrit :
« Nul ne peut être citoyen du monde comme il est citoyen de son pays(….) peu importe la forme que pourrait prendre un gouvernement du monde doté d’un pouvoir centralisé s’exerçant sur tout le globe, la notion même d’une force souveraine dirigeant la terre entière, détenant le monopole de tous les moyens de la violence , sans vérification ni contrôle des autres pouvoirs souverains, n’est pas seulement un sinistre cauchemar de tyrannie, ce serait la fin de toute vie politique telle que nous la connaissons. Les concepts politiques sont fondés sur la pluralité , la diversité et les limitations réciproques. Un citoyen est par définition un citoyen parmi des citoyens d’un pays parmi des pays (….) L’établissement d’un ordre mondial souverain, loin d’être la condition d’une citoyenneté mondiale , serait la fin de toute citoyenneté » ( Vies politiques 94/95 Tel .Gallimard)
Fidèle à la pensée d’H.Arendt , réaffirmant avec force l’importance de l’idée de pluralité et l’assumant pleinement , E. Tassin, dans sa cosmopolitique -comme l’immense majorité des cosmopolites- rejette l’idée d’un gouvernement mondial. Mais dans le prolongement de la pensée d’H.Arendt , il affirme que la politique est « une politique pour le monde, en vue du monde » ( Le trésor perdu .8), et que la politique est la seule façon ,dès lors où elle est prise pour ce qu’elle est réellement , la seule façon de lutter contre l’acosmisme ( l’absence de monde, le mal radical selon H.A) , cette négation du monde qu’H.Arendt a vu à l’œuvre dans les camps de concentration.
Après avoir exposé les concepts principaux qui permettront de comprendre la cosmopolitique d’Etienne Tassin, nous terminerons en exposant cette cosmopolitique
« La pluralité »
«… la pluralité (qui )est la loi de la Terre « écrit H.A dans La vie de l’esprit
Dans Pour quoi agissons-nous ? E.Tassin souligne que dans l’oeuvre d’Arendt , la notion de pluralité prend au moins trois caractérisations :
Elle est un fait ( Arendt en parle souvent comme un fait )
Elle est une loi :« la loi de la Terre »
Elle est une condition
*un fait
Pluralité des individus , des convictions, des valeurs, des communauté d’appartenance, cela se constate . La pluralité est encore ce que l’on peut nommer diversité.
En tant que fait elle n’implique nullement qu’on doive la respecter.
*la loi de la Terre .
Elle n’est plus simplement un fait constatable mais elle a alors valeur de principe. Même en tant que « légalité explicative » cela signifie que ne pas respecter la pluralité c’est ne pas respecter la Terre. Or , Arendt écrit que « La Terre est la quintessence de la condition humaine ». Ne pas respecter la loi de la Terre c’est ne pas respecter la condition humaine. La loi de la Terre signifie qu’il ne saurait y avoir d’humanité qu’au pluriel . Ne pas respecter cette loi serait donc ne pas respecter l’humanité , lui porter atteinte .
Ce fut le projet de la domination totalitaire selon Arendt. : réduire la pluralité des hommes à l’unité d’un corps, puisque la domination totale « s’efforce d’organiser la pluralité et la différenciation infinies des êtres humains comme si l’humanité entière était un seul corps » (Origines du totalitarisme. Cité par Et. Tassin)
L’humanité est en jeu dans la pluralité.
*une condition
La pluralité est la condition même de l’humanité dans le sens où elle rend possible l’action.
L’action est un concept fondamental dans la pensée d’Arendt, dans la tripartition des activités qu’expose Arendt dans L’humaine condition , le travail , l’oeuvre et l’action.
Il ne faut pas lire cette tripartition comme une tripartition de l’être humain : l’être humain n’est pas triple !Mais partant des différentes activités humaines Arendt cherche à les rattacher à l’être humain pour comprendre ce qu’elles en manifestent
Ainsi le travail est l’activité ( l’ensemble des activités ) qui permettent à l’être humain de se maintenir en vie. C’est « le vivant » en l’homme qui travaille pour vivre. L’œuvre est l’activité ( l’ensemble des activités) qui fabrique , l’activité fabricatrice d’objets. Elle concerne l’être humain en tant qu’il est un homo faber. L’action concerne l’être humain en tant qu’il parle et est libre . Elle est indissociable de l’être humain et ne peut exister que du fait de la pluralité des êtres humains.
La meilleure manière de comprendre l’action est de la penser à partir de la natalité , du fait d’être né. Naître c’est faire irruption parmi les vivants , apparaître parmi d’autres êtres humains.
« .. un être ne naît à soi-même et au monde que sous le regard d’autres hommes réunis pour l’accueillir, de même que ce n’est que sous condition des autres que sa naissance porte avec elle celle d’un monde ou d’une dimension du monde. Sans monde et sans communauté , un être ne peut naître » ( Le trésor perdu 184/185)
Une naissance est « une venue au monde , parce qu’elle advient à la pluralité des autres » ( ibidem 305)
La natalité permet de « donner naissance au nouveau, de commencer , d’inaugurer une série incontrôlable , imprévisible et irréversible d’évènements » (ibidem 160)
La natalité est synonyme de liberté
La natalité est « la puissance de commencer qui définit l’être humain comme liberté » (ibidem 443)
Dans La liberté d’être libre »elle écrit , parlant des révolutionnaires : « Etre libre et commencer quelque chose de nouveau était perçu comme une seule et même chose.Et bien sûr, ce mystérieux don humain qu’est la capacité à commencer quelque chose de nouveau est lié au fait que chacun de nous arrive en ce monde en tant que nouveau venu par la naissance. En d’autres termes , nous pouvons commencer quelque chose de nouveau parce que nous sommes des commencements et donc des débutants. Puisque notre capacité à agir et à parler – et parler n’est qu’un autre mode de l’action- fait de nous des êtres politiques, et puisque « agir » a toujours signifié mettre en marche qui n’était pas là auparavant , la naissance , la natalité humaine, qui correspond à la mortalité humaine, est la condition ontologique sine qua non de toute politique » (La liberté d’être libre 77/78 Payot)
Se référant à Saint-Augustin : « l’homme ne possède pas vraiment la liberté , bien plutôt , lui , ou mieux , sa venue dans le monde , s’identifient avec l’apparition de la liberté dans l’univers . L’homme est libre parce qu’il est un commencement et a été crée ainsi parce que l’univers était déjà venu à être. Dans la naissance de chaque homme ce commencement originel est réaffirmé parce que dans chaque cas quelque chose de nouveau apparaît dans un monde déjà existant qui continuera d’exister après la mort de chaque individu . C’est parce qu’il est un commencement que l’homme peut commencer ; être un homme et être libre sont une seule et même chose. »Qu’est-ce que la liberté ? 217 Idées Gallimard
Et H.Arendt parle de « miracle » à propos des évènements qui rompent avec les processus automatiques et commencent quelque chose de nouveau : « Ce sont les hommes qui les accomplissent , les hommes qui, parce qu’ils ont reçu le double don de la liberté et de l’action, peuvent établir une réalité bien à eux » (ibidem 222)
L’action est donc capacité de commencer , indissociable de la natalité , elle-même indissociable de la pluralité. Pour le dire de façon simple, chaque homme naît parmi des hommes et agir – être libre – n’est possible que parmi ces hommes.
La pluralité est donc la condition de l’action et de la liberté.
La pluralité est en chaque individu : on la trouve en chaque individu en tant qu’il pense ( la pensée = le deux-en-un ) , entre les individus, entre les communautés, les nations, les cultures..
Elle définit la condition humaine :condition humaine et non nature humaine. L’Homme est une abstraction : il y a des êtres humains , l’humanité est plurielle. La pluralité est une donne , à laquelle chacun est confrontée et où se joue son humanité . Pour H.Arend qui identifie être et apparaître , l’« Homme » n’apparaît nulle part. Il y a des êtres humains qui apparaissent les uns aux autres et dont l’humanité va se jouer dans cet espace d’apparition mutuelle . Pas de communauté native , entendue dans le sens où elle serait le signe d’un quelque chose qui ferait disparaître la pluralité . .
Les êtres humains existent au pluriel. Ils existent les uns « pour » les autres , en tant qu’ils s’apparaissent, et en tant qu’ils agissent .
Citons ,pour terminer, ce texte , extrait d’une conférence intitulée « Labor, Work , Action » ( publiée dans Penser librement Payot 2021) H.Arendt écrit :
« La vie dans son sens non biologique, c’est-à-dire le laps de temps dont dispose chaque individu entre sa naissance et sa mort, se manifeste dans l’action et le discours, auxquels nous allons nous intéresser maintenant. Par le mot et l’action nous nous insérons dans le monde humain et cette insertion est comme une seconde naissance, par laquelle nous confirmons et reprenons à notre compte le fait nu de notre apparition physique d’origine. Puisque par notre naissance nous sommes venus à l’être nous partageons avec toutes les autres entités la qualité de l’altérité, un aspect important de la pluralité qui ne nous permet de nous définir que par des distinctions : nous sommes incapables de dire ce qu’est une chose sans la distinguer d’une autre chose. En outre nous partageons avec tous les organismes vivants des marques distinctives qui font de nous des entités individuelles. Cependant , seul l’homme peut exprimer l’altérité et l’individualité , lui seul est capable de se distinguer et de communiquer lui-même et pas simplement un affect quelconque – la soif ou la faim, l’affection , l’hostilité ou la peur .Chez l’homme, l’altérité et la distinction deviennent unicité , car ce qu’il insère par le mot et l’action dans la compagnie de son espèce est unique. Cette insertion ne nous est pas imposée par la nécessité , comme il en va par le travail, et elle n’est pas non plus suscitée par des aspirations et des désirs comme il en va pour l’œuvre . Elle n’a pas ces conditions : son impulsion jaillit du commencement qui est venu dans le monde à notre naissance , et auquel nous répondons en commençant de notre propre initiative quelque chose de nouveau. Agir , au sens le plus général, signifie prendre une initiative, commencer , comme l’indique le mot archein, ou encore mettre quelque chose en mouvement , qui est le sens originel du latin agere.
Toutes les activités humaines sont conditionnées par la pluralité humaine, par le fait que ce n’est pas un homme, mais des hommes au pluriel qui habitent la terre et, d’une façon ou d’une autre , vivent ensemble. Mais seuls l’action et le discours sont liés spécifiquement à ce fait que vivre signifie toujours vivre parmi les hommes, parmi ceux qui sont mes égaux. En conséquence, quand je m’insère dans le monde, c’est un monde où d’autres sont déjà présents. L’action et le discours sont étroitement liés parce que l’acte primordial et spécifiquement humain doit toujours répondre aussi à la question posée à chaque nouveau venu : « qui es-tu ? » Le dévoilement de ce « qui je suis » est implicite dans le fait qu’en réalité , l’action sans le discours n’existe pas , ou si elle existe , elle est sans pertinence .Sans le discours , l’action perd son acteur, car cet acteur n’est possible que s’il est en même temps un énonciateur de mots qui s’identifie comme l’acteur et énonce ce qu’il est en train de faire, ce qu’il a fait, ou ce qu’il entend faire.(….)
Certes , le dévoilement du « qui » reste toujours dissimulé à la personne elle-même(…) . Toutefois , bien qu’inconnue de l’individu l’action est intensément personnelle. L’action dépourvue de nom, d’un « qui » qui lui soit attaché, est dépourvue de sens (….) .Laissez-moi vous rappeler les monuments au Soldat inconnu après la première guerre mondiale. Ils témoignent du besoin de trouver un « qui »,un individu identifiable que quatre années de massacres de masse auraient révélé. Le refus de se résigner à l’acte brutal que l’agent de la guerre était en réalité Personne a poussé à l’érection de monuments à ce Personne- c’est-à-dire à tous ceux que la guerre n’avait pas sortis de l’obscurité , les dépouillant ainsi non pas de leurs actes , mais de leur dignité humaine.
(….)
Sans l’action , sans la capacité à commencer quelque chose de nouveau et donc à articuler le nouveau commencement qui vient au monde avec la naissance de chaque être humain, la vie de l’homme , qui s’écoule entre la naissance et la mort, irait fatalement à sa ruine sans espoir de salut. Le temps de la vie lui-même courrait vers la mort , portant fatalement tout ce qui est humain à la ruine et à la destruction. L’action avec toutes ses incertitudes est comme un rappel permanent que les hommes , même s’ils doivent mourir , ne sont pas nés pour mourir mais pour commencer quelque chose de nouveau »
Et H.Arendt cite Saint-Augustin auquel elle a consacré sa thèse « Le concept d’amour chez Saint-Augustin » :
« Initium ut esset homo creatus est – pour qu’il y ait un commencement , l’homme fut créé. Avec la création de l’homme , le principe du commencement est entré dans le monde- ce qui , bien sûr , n’est qu’une autre façon de dire qu’avec la création de l’homme, le principe de la liberté est apparu sur la terre »
Pluralité , natalité, liberté, action , sont des termes indissociables . Ils permettent de définir la condition humaine. C’est précisément ce que les camps ont cherché à faire disparaître.
La condition politique
La condition humaine est une condition politique . Si l’on prenait le mot dans son sens courant , où faire de la politique consiste à exercer LE pouvoir , où politique est quasi synonyme de domination et de violence , on ne comprendrait pas ce qu’H.Arendt a voulu dire .
Si l’on revient à cette idée de pluralité , on comprend que la politique n’est autre que l’agir pluriel ,l’action d’une pluralité d’acteurs pour faire exister un monde, c’est-à-dire un espace où chacun est reconnu comme un acteur., reconnu dans sa liberté.
On reviendra plus loin plus précisément sur cette notion de politique. Dans cette idée que la condition humaine est une condition politique il faut comprendre qu’elle n’est autre que la condition dans laquelle se trouvent les êtres humains du fait de leur pluralité et que l’enjeu est toujours leur(s) liberté(s), leur possibilité d’être des acteurs. Que le groupe soit petit ou grand il s’agit toujours d’être un acteur , d’apparaître aux autres (d’être un agent).
Leur condition confronte les hommes à leur liberté et la politique n’est autre que l’expression même de leur liberté. Cela signifie clairement que les êtres humains sont confrontés à leur liberté , et qu’il dépend d’eux , et uniquement d’eux, de faire exister un monde commun , c’est- à-dire un monde qui ne sera commun que d’être celui d’être libre (voir infra ce qu’est un monde commun)
La politique.
L’idée que nous avons de la politique – pour beaucoup négative- est très largement conditionnée par ce que nous appelons démocratie représentative. La politique est déterminée par le gouvernement , gouvernement constitué d’un personnel choisi par le premier ministre , nommé par le Président de la république . Elle est également affaire des députés , des maires etc. Bref elle concerne un personnel politique dont les membres , très souvent , passent une bonne partie de leur vie à faire de la politique , pour lesquels faire de la politique est une profession ( certains diront une vocation mais il faut se méfier de ce terme …) La politique est l’exercice d’un pouvoir que l’on a conquis de haute lutte , que l’on cherche à conserver. Le citoyen , lui, vote , à échéances régulières. Il peut bien sûr descendre dans la rue, faire la grève etc , « gêner » l’action politique dite légitime mais son pouvoir principal est le vote.
Par ailleurs on accède au pouvoir en proposant un programme, qui expose ce que l’on a l’intention de faire et comment on le fera. . C’est ce programme que l’on propose aux électeurs qui sont d’autant plus déçus que ledit programme dépend d’un ensemble de facteurs que les « politiques » ne maîtrisent pas ou, dans le pire des cas , n’est qu’un leurre . La déconsidération de la politique tient entre autres faits à cet écart entre les paroles et les actes .
Par ailleurs le domaine de l’économie est devenu à ce point prépondérant que l’on finit par confondre politique et économie , ou à subordonner la politique à l’économie, jugeant qu’une politique est bonne du fait de l’enrichissement des citoyens.
Mais il est une autre façon de considérer la politique , dès lors qu’on considère le politique comme indissociable de la condition humaine . Le politique n’est rien d’autre , comme on le verra en parlant de la citoyenneté , que ce domaine définit par les relations entre les êtres humains dès lors qu’ils agissent et parlent , que leurs paroles et leurs actions font exister un espace où chacun apparaît à tous les autres, où tous sont des acteurs qui , ensemble , font exister un monde subordonné à leur liberté., ou, si l’on préfère , qu’elle exprime.
La politique est action. Cette idée très commune prend un sens très précis dès lors que l’on a compris que la condition de l’action est la pluralité et que l’action n’est autre que la manifestation de la liberté en tant que capacité de commencer . Sont politiques les liens qui s’instituent entre les différents acteurs et dont l’enjeu est « le déploiement « d’un monde commun. L’action concertée, « l’agir pluriel » définit le/la politique qui ne trouve son sens que dans la liberté, parce que la raison d’être de la politique est la liberté
« La liberté est réellement la condition qui fait que des hommes vivent ensemble dans une organisation politique. Sans elle la vie politique serait dépourvu de sens. La raison d’être de la politique est la liberté et son champ d’expérience est l’action » La crise de la culture Qu’est-ce que la liberté ?
Il n’est guère facile de comprendre cette idée .
En effet des êtres humains peuvent se réunir pour toutes sortes de raisons et nouer des liens , établir des relations à cette occasion. Par exemple se réunir régulièrement pour jouer au bridge.Ils se réunissent pour passer un bon moment ensemble, passer le temps. Ce qui donne sens à leur activité c’est la recherche d’un plaisir partagé, des émotions , etc.
Dire que la raison d’être de la politique est la liberté c’est dire que ce qui est en jeu , dans la politique , c’est l’être humain lui-même parce qu’il y va de son humanité .
C’est que l’humanité d’un être humain n’est rien qui existe indépendamment de certaines conditions. H.A rejette l’idée de nature humaine.
« La nature de l’homme n’est « humaine » que dans la mesure où elle ouvre l’homme à la possibilité de devenir quelque chose de non-naturel par excellence, à savoir un homme » ( Origines du totalitarisme)
E.TASSIN écrit :
« loin de relever d’une nature, l’humanité des hommes tient à un jeu de conditions. Il suffit que celles-ci soient détruites , et particulièrement la condition politique de pluralité , pour qu’avec elles disparaisse jusqu’à l’idée d’humanité elle-même.L’espèce humaine n’existe pas : n’existent que des espèces animales. Il n’y a rien de spécifiquement humain. La nature humaine n’existe pas : il n’y a rien de métaphysiquement humain- rien du moins qui résiste à l’épreuve des totalitarismes. N’existent que des conditions sous lesquelles un vivant peut être dit humain si et parce qu’il accède à un régime politique de son mode d’existence , de son exister. Que celui-ci soit altéré , voire détruit, et l’humanité se trouve aussitôt privée en même temps de sens et de réalité. Ce dont l’existence dans les camps témoigne »( Le trésor perdu 166/167)
Ce qui fait de l’humanité un concept politique, dans le sens d’H.A, c’est-à-dire impliquant la pluralité , la liberté , l’action.
Les camps ont démontré qu’on pouvait déshumaniser les hommes, procéder à une « destitution de l’humain » ( Le trésor perdu 173)
Cette déshumanisation va de pair avec la perte de la dignité. La dignité n’est pas liée à l’homme isolé. Elle est indissociable de l’instauration d’un monde commun . La dignité est liée au fait d’être des « cofondateurs d’un monde commun » ( H.Arendt)
« ..le respect de la dignité humaine implique que l’on reconnaisse les autres hommes ou les autres nations au même titre que soi comme des sujets, comme des bâtisseurs de monde ou comme les cofondateurs d’un monde commun » ( Origines du totalitarisme).
A contrario , empêcher un être humain d’être le cofondateur d’un monde commun , c’est nier sa dignité et son humanité. Liberté, humanité , dignité sont liées . Ces concepts sont indissociables de l’action et celle-ci indissociable de la pluralité.
« La politique a très peu à faire avec la nature de l’homme au sujet de laquelle on ne peut prononcer aucune affirmation solide, mais a beaucoup à faire avec la condition de l’homme, c’est-à-dire à proprement parler avec le fait que, quelle que puisse être la nature de l’homme ( à supposer que l’homme ait une nature à proprement parler), ce n’est pas un homme, pécheur ou malfaisant, mais de nombreux hommes qui vivent ensemble et habitent le monde. Sans la pluralité des hommes il n’y aurait pas de politique ; et cette pluralité n’est pas une pluralité de sa « nature », mais la quintessence même de sa condition terrestre » ( H.Arendt « Authority » cité par E.Tassin)
H.Arendt renoue avec cette idée que les grecs avaient mise en pratique ( mais excluant une partie des humains) , que l’être humain n’est humain que parce qu’il est citoyen, qu’il peut agir et parler avec d’autres et instaurer de cette façon un monde commun. Mais là où les grecs excluaient les femmes , les esclaves , les métèques de la citoyenneté , H.Arendt la lie ( on le verra plus loin) au seul fait de naître et , par la naissance , d’apparaître parmi d’autres , d’y être reconnu et de pouvoir nouer des liens avec ces autres ( naître , dit-on, c’est venir au monde, le monde désignant ici les autres parmi lesquels on apparaît. E.Tassin écrit : « Car un être ne nait à soi-même et au monde que sous le regard d’autres hommes réunis pour l’accueillir, de même que c’est sous condition des autres que sa naissance porte avec elle celle d’un monde, ou d’une dimension de monde »(Le trésor perdu 184). C’est cette naissance que les camps chercheront à éliminer , pas uniquement en éliminant physiquement , mais en rendant impossibles des liens humains. Il y a des êtres humains qui n’auraient jamais dû naître…)
La politique n’est donc pas par « essence » liée à la domination ou à la violence ou à la guerre. C’est tout le contraire. Le sens de la politique est l’instauration d’un monde commun ( Le trésor perdu 18), l’instauration de ce monde commun est son enjeu.
Mais le lien politique est fragile et conflictuel .La conflictualité définit le rapport politique lui-même :
« Loin de tout irénisme , il nous faut penser la conflictualité dans le registre de l’agir, comme le rapport politique lui-même » ( Un monde commun. 36) Il y a une violence entre les êtres humains eux-mêmes, et entre les Etats. Il s’agit là de deux violences infra-politique et extra-politique en ce sens que le/la politique consiste non pas à « supprimer » la violence par une violence plus grande , mais à trouver la réponse politique-celle qui rend possible un monde commun – à cette violence. Au sens national comme au sens international , le sens de la politique est la liberté et non la domination.
La réponse politique à la violence n’est pas « une » , dit E.Tassin. mais « elle doit se concevoir comme le fait de donner visibilité au monde commun : apparence et naissance d’un monde opposé aux forces qui le détruisent- faire voir le visage d’un monde humain parce que commun, d’un monde sensé , là où ne s’exerce aveuglément que le seul jeu des forces instrumentales au profit d’intérêts particuliers » (Un monde commun 109)
Dans Un monde commun E.Tassin , montre que la politique n’est pas la guerre et que la guerre n’est pas la continuation de la politique ( Clausewitz). Toute violence est acosmique , elle rend un monde commun impossible.
« L’existence politique du monde est celle de l’institution toujours conflictuelle , mais dans son principe non belliciste, de rapports avec d’autres , concitoyens ou étrangers » (Ibidem 297).
C’est précisément ce qu’il faut comprendre pour concevoir que toute politique est cosmopolitique : le monde est ce qui lui donne sens.
La citoyenneté.
Partir de la pluralité – indissociable de l’action- c’est d’emblée donner un autre sens à la citoyenneté.
La citoyenneté est le propre de chaque être humain dès lors où il agit et , agissant , est un acteur, c’est-à-dire un être qui apparaît à d’autres , et auquel les autres apparaissent.
L’idée de pluralité relègue l’idée de communauté native au second plan, communauté entendue dans le sens où celle-ci signerait la suppression de la pluralité , c’est-à-dire de la singularité des êtres. C’est l’insistance sur la pluralité qui conduit à cette distinction entre ce que nous sommes et qui nous sommes, entre la singularité et la particularité .
E.Tassin reprend et prolonge la distinction opérée par H.Arendt entre « qui je suis » (who)et « ce que je suis »(what). H.Arendt , écrit-il , n’utilise ni les termes de « singularité » ou de « singularisation » ni ceux de « subjectivité ou de « subjectivation » : à propos de ceux qui agissent , elle indique que leur action révèle « leurs identités personnelles uniques » ( their unique personal identities) ou « l’identité unique et distincte de l’agent » ( the unique and distinct identity of the agent) ou encore son « unicité spécifique » ( specific uniqueness) .C’est cette unicité que je nomme singularité et le mode de révélation de celle-ci que je désigne comme un procès de singularisation, ou parfois , de subjectivation politique. L’unicité ou la singularité révélées dans l’action menées avec d’autres est celle de l’acteur, non de l’auteur supposée des actions. Vouloir rapporter l’action à un auteur ou à son auteur supposé, c’est occulter ce qui apparaît avec l’action et par elle , et qui ne lui préexistait pas : l’agent lui-même , révélé en acte , et qui correspond entièrement à ces actes. Est nommé acteur celui qui agit , ou a agi : ses actes révèlent qui( who) il est par différence de ce qu’il est ( what) et dont le contenu se désigne comme des qualités dont il dispose : dons , talents , défauts etc.. On pourrait dire que l’identification d’un individu procède par attribution de qualités ou de caractères objectifs tandis que sa singularisation procède par révélation de l’acteur. Il est important qu’Arendt ajoute que l’unicité de l’agent ne saurait être révélée que par la relation aux autres établie par l’action et nullement par un jeu d’introspection ou par l’exhibition de ses compétences ou de ses œuvres. (….) L’action est ainsi reconnue comme dotée d’une vertu aléthéique qui lui est propre »( Un monde commun 124/125)
Vertu aléthéïque : qui révèle la vérité d’une personne.
Cette distinction renvoie à la question de l’identité : le « ce que » renvoie à nos appartenances communautaires, culturelles, au fait que nous naissons dans des sociétés organisées et que nous y avons été « conditionnés ». Le « qui » est irréductible à ces dimensions sociales, culturelles . Le fait d’être français n’abolit pas ma singularité. Mon identité française -liée au fait de mon appartenance à la communauté nationale depuis ma naissance -ne fait pas disparaître ma singularité d’être humain, ma liberté par laquelle je ne suis pas déterminé comme l’est une chose. Bref aucun être humain , s’il l’est , n’a l’identité d’une chose. Le « qui » se révèle dans l’action, dans le moment de l’action . C’est le propre de l’action – de la liberté- de donner la possibilité à un être humain , de se définir dans le moment même où il agit parmi d’autres, où il est acteur , c’est-à-dire qu’il apparaît à d’autres. E.Tassin parle de subjectivation. Cette subjectivation n’est pas l’apparition d’un sujet qui existait avant d’apparaître . L’acteur se découvre lui-même au moment même où il agit . « Ce qu’il est « avant d’agir selon sa naissance ou ces appartenances socio-historiques ne décide pas de « qui » il sera au moment même de l’action .
Cela ne signifie pas que le « qui » soit sans lien avec le « ce que » , qui le rattache à un passé familial , culturel . Cela signifie qu’il ne s’invente qu’en inventant ce qu’il fait de son être et de son passé. Il ne s’agit pas ‘une répétition , mais d’une reprise qui est toujours une rupture plus ou moins forte avec son passé et son être.L’identité n’est jamais donnée, elle est toujours un advenir. L’action est une nouvelle naissance .
Dans le prolongement d’H.Arendt ( chap V de La condition de l’homme moderne , E.T écrit que l’action a trois vertus :
-elle est révélante : « que l’action révèle l’agent ne signifie pas que l’agent révélé est un sujet préexistant à l’action, qui en serait comme son auteur…qui est révélé est l’acteur, et non l’auteur de l’action. Et l’acteur n’est pas l’auteur : « qui je suis » ne recoupe pas « ce que je suis »…. L’acteur naît de ses actes au lieu d’y préexister, l’acteur est l’enfant de son action et non le père de celle-ci…. L’acteur n’est pas la cause de l’action, il en est le produit ( engendré par elle : naissance ; et exhibé par elle : révélation ,apparition , manifestation.).. . L’action produit l’acteur au double sens du terme en français : elle lui donne naissance et le manifeste .Au regard de cette première vertu de l’action l’espace public est l’espace requis pour que des individus agissant naissent à eux-mêmes , produisent qui ils sont , en se défaisant de leur identification réductrice aux appartenances qui déterminent ce qu’ils sont (Pourquoi agissons-nous ? 34/35)
-elle est liante : « l’action est la seule activité , dit Arendt, qui mette directement les humains en relation entre eux sans intermédiaire. … l’action donne naissance à une communauté d’acteurs , mais cette communauté ne préexiste pas sous cette forme- sa forme née de l’action- à l’action elle-même. Aucune communauté donnée ou préexistante à l’action menée de concert n’est à proprement parlé le corps préconstitué de l’action.L’action invente son peuple dans l’agir. Les communautés d’acteurs engendrés dans et par l’action ne durent que tant que dure l’action….. Au regard de cette deuxième vertu de l’action , l’espace public est l’espace requis pour que se forment des communautés d’acteurs originales et transversales qui recomposent autrement les organisations sociales , définissant qui sont réellement les forces vives de la scène politique à l’écart de ce que déterminent les catégories sociologiques »
-elle est instituante : « toute action déploie avec elle un espace de visibilité où les acteurs et les communautés d’acteurs se rendent manifestes. L’espace public est institué par l’action , laquelle peut à juste titre être dite instituante…………Espace institué donc, mais par un jeu d’actions politiques instituantes réitérées , chaque manifestation étant en quelque sorte une ré-institution de cet espace de visibilité qu’elle enrichit , infléchit , redéploie de manière nouvelle. On dira que toute action déploie avec elle son propre espace de visibilité en l’inscrivant dans l’espace d’apparition institué : elle ouvre donc à une phénoménalité nouvelle dans un espace lui-même phénoménal de part en part………… Au regard de cette troisième vertu de l’action, l’espace public est l’espace requis pour que se déploient les manifestations politiques autant que les agissements des gouvernements , mais il provient et s’entretient des luttes sociales et politiques qui le réinventent à chaque fois »
La conséquence que l’on peut en tirer est que
« si l’acteur politique naît de et par ses actions, cela signifie qu’aucun autre titre ne saurait être légitiment requis pour être citoyen que la capacité d’agir , la spontanéité humaine et le souci de la chose commune. Le seul fait d’agir politiquement , de s’engager et de s’exposer sur la scène publique par des actions qui concernent les affaires de la cité suffit en théorie à faire de l’acteur un citoyen. Etre citoyen , cela signifie d’abord exister sur un mode public et actif et c’est ce mode d’action qui devrait conférer des droits en les faisant exister publiquement ( et non la nationalité ou autres déterminations étrangères à l’action politique) (Pourquoi agissons-nous ? 36)
Il faut donc penser la citoyenneté à partir de la condition humaine qui est une condition politique . Cette citoyenneté a une double dimension liée au fait de l’appartenance à une communauté qui fait que la citoyenneté est un statut ( ensemble de droits reconnus aux membres de la communauté ) et un agir pluriel.
« Le point de départ d’une philosophie de l’action politique se situe dans la distinction de l’être et l’agir qui recoupe celle de l’identité et de la singularité , de l’identification communautaire et de la subjectivation politique, cette distinction renvoie l’exercice de la citoyenneté du côté d’une pratique, ou encore , d’un agir , et non du côté de la seule attribution des droits . Il y a pour le dire succinctement , deux manières de représenter la citoyenneté : soit comme un statut , soit comme un acte. Référée au statut , la citoyenneté est définie comme un jeu de droits…Le problème politique est celui de l’acquisition de ces droits et des ouvertures de jeu que leur détention rend possible.Mais, la citoyenneté étant définie comme un statut , l’acquisition est relative à certains critères d’appartenance ou d’affiliation dont la « force « politique dépendra. Il faut appartenir à telle ou telle communauté et faire allégeance à l’autorité qui en émane . D’où le problème de la citoyenneté sera celui du partage entre ceux qui sont en mesure de prouver qu’ils possèdent les attributs requis et ceux qui en sont incapables . L’identification et l’affiliation décident de la citoyenneté. Cette représentation « juridique » de la citoyenneté en termes de droits , attribués selon des critères d’identité communautaire , est encore une manière de masquer l’agir qui soutient une communauté politique. A l’inverse on dira que, référée à l’acte , la citoyenneté qualifie celui qui agit et non celui qui est. Elle honore dans l’acteur celui qui assume ses responsabilités civiques et non celui qui peut faire valoir un titre. Et elle ne requiert aucun titre préalable pour accéder à ce titre de citoyen, sinon un sens civique qui se prouve dans les actes. Pensée à partir de l’agir la citoyenneté n’est plus relative à une appartenance ou une affiliation préalable : l’accès à l’espace public qui la manifeste n’est pas autorisée par une allégeance communautaire. »
C’est dans ce second sens qu’est la véritable citoyenneté . C’est alors que l’action citoyenne « se détache de l’identité culturelle communautaire pour accomplir sa visée politique et s’ouvrir à son horizon propre : le monde commun susceptible de recueillir les différents styles de vie qui entrent en contradiction les uns avec les autres sur le terrain des identifications culturelles communautaires » (Un monde commun 124)
Cette distinction donne son véritable sens à la citoyenneté !
« Elle est le principe de l’humain en l’homme. Il n’y a d’humain que citoyen .Privé de citoyenneté l’humain est privé d’humanité parce qu’exclu de la sphère des humains. La citoyenneté est le mode d’institution de l’humain en l’homme .Ce qui signifie que les hommes ne sont hommes pour les hommes que quand , et si, ceux-ci reconnaissent en eux des citoyens comme eux. L’institution politique , et en l’occurrence étatique n’est pas un moyen : c’est l’institution de l’humain , ce dont procède activement l’humanité des humains » (Pourquoi agissons-nous ? 174)
Et plus loin :
« Il s’agit de penser à la fois que l’homme n’est homme qu’à condition d’être citoyen : mais qu’il ne saurait n’être qu’un citoyen au sens des Etats-nations , car il ne serait ainsi qu’un Anglais, un Français, un Belge etc c’est-à-dire un « national » ( un citoyen national) et nullement un humain en tant que tel ( auquel cas, nul besoin en effet d’une déclaration des droits de l’homme). Ou pour le redire encore d’une autre manière , le problème posé est celui de savoir pourquoi et comment on ne saurait être citoyen d’un Etat, identifié à une nationalité , qu’à condition d’être plus que cela, d’être « citoyen du monde », un « humain » alors que dans le même temps, on ne saurait être « humain » qu’à condition et sous forme de la citoyenneté d’un Etat. Il y a un excès de l’humain sur le national qui est lié à l’excès de la citoyenneté sur la nationalité » .(Pourquoi agissons-nous?175/176)
La citoyenneté n’est pas conditionnée par « un principe d’appartenance ou d’affiliation préalable » (Un monde commun 288)
« Etre citoyen cela signifie d’abord exister sue un mode public et actif » (Pourquoi agissons-nous ? 36)
Mais cette citoyenneté trouve sa raison d’être dans la pluralité et dépend donc de la reconnaissance de cette pluralité. Dès lors où cette pluralité est contestée , dès lors où chacun n’est pas reconnu comme égal à tous les autres par tous les autres , c’est la citoyenneté qui est menacée dans son existence et avec elle l’humanité d’un homme.
C’est ce qu’a bien vu H.Arendt dans les camps et qui l’a amenée à avancer l’idée du droit d’avoir des droits.
Commentaire
Il est essentiel de bien distinguer cette double dimension de la citoyenneté, qui s’exprime dans la distinction entre « qui je suis» et «ce que je suis ». Elle permet de faire apparaître une dimension propre du politique, en faisant apparaître qu’il ne faut pas confondre social /culturel et politique . Pour le dire autrement , il y a une « autonomie » du politique , et le politique n’est pas réductible au social ou au culturel . Cela signifie que la politique n’est pas une activité qui ne sert que des intérêts ou sociaux ou culturels , qu’elle ne concerne que les hommes en tant qu’ils sont avides de s’enrichir , d’imposer leur conception de la société , d’imposer leurs valeurs ou leurs croyances . En affirmant que la liberté donne son sens à la politique -qu’elle est son principe-H.Arendt veut dire que la politique non seulement manifeste la liberté , mais la fait exister dans le moment même de l’action. La politique n’est pas synonyme de domination
E.Tassin écrit ( Un monde commun p300) :
« On entre en politique quand on veut comprendre l’autre , s’entendre avec lui, et qu’on ne le peut pas, car cette entente n’est jamais acquise ni même réellement possible. Mais on entre en guerre quand on veut se faire entendre de l’autre à n’importe quel prix, qu’on refuse l’idée que la compréhension est tout autant requise qu’impossible, et qu’on méprise le souci de de chercher à composer un rapport de paix avec ce qui se donne comme un rapport de forces »
C’est en ce sens que la citoyenneté peut être plus que la nationalité, c’est en ce sens qu’on peut attendre du citoyen qu’il vise un monde commun.
Pour autant on ne peut ignorer que s’il ne suffit pas d’avoir des droits pour être citoyen , les droits sont très importants.
Le droit d’avoir des droits .
Le droit d’avoir des droits n’est pas un droit de l’homme mais pour H.Arendt il est la condition même pour que des êtres humains soient reconnus comme êtres humains
« Le grand malheur des sans-droits n’est pas d’être privés de la vie, de la liberté et de la recherche du bonheur , ou encore de l’égalité devant la loi et de la liberté d’opinion (…) mais d’avoir cessé d’appartenir à une communauté tout court. Leur tare n’est pas de ne pas être égaux devant la loi , c’est qu’il n’existe pour eux aucune loi (…) » H.Arendt L’impérialisme cité par E.Tassin Le sans-droit est un « hors la loi » (E.T) :
« Etre exclu de l’ordre du droit c’est l’être de la communauté que ce droit régit ; être exclu de cette communauté humaine particulière , c’est l’être aussitôt du monde commun des hommes.Qui n’appartient pas à une communauté politique humaine , n’appartient pas à la communauté des hommes, à l’humanité ;qui n’est plus d’un monde n’est plus d’aucun monde , plus de monde.Le monde n’est pour les mortels une demeure que s’il est une « patrie » , c’est-à-dire une communauté d’accueil structurée et garantie par le droit , un havre politique et pas simplement un réconfort culturel ou moral. L’humanité des hommes n’a d’autre fondement que le droit qu’ils se reconnaissent – au travers des institutions politiques qui règlent leur vie commune- d’avoir des droits et d’exiger qu’on les honore » (Pourquoi agissons-nous ? 176/177.)
Les internés dans les camps ou les apatrides ont perdu tous leurs droits et , ce faisant , ils sont sortis de la communauté humaine. En même temps que leur citoyenneté c’est leur humanité qui a disparu. C’est cette situation qui a amené H.Arendt à parler du droit à avoir des droits . La question est de savoir qui garantira ce droit .E.Tassin souligne alors l’importance de l’idée de déclaration. C’est par leur déclaration que les droits acquièrent une existence commune :
« L’acte de déclarer institue solennellement l’ordre du droit , transpose une évidence factuelle , mais inaperçue dans sa signification politique , en une évidence instituée , politiquement reconnue et donc politiquement pertinente. La mesure des actions humaines ne leur vient pas d’ailleurs. Les hommes n’ont à respecter qu’eux-mêmes ; mais il n’est pas de plus grand objet de respect. Car ce respect ne leur est imposé par nul autre qu’eux-mêmes. Dans l’acte de la déclaration les hommes convertissent leur humanité de fait ( politiquement insignifiante et philosophiquement discutable ) en une humanité de droit , transforment les membres de l’espère humaine en une pluralité d’agents singuliers, libres et égaux , et s’instituent tous les obligés de chacun » ( Pourquoi agissons-nous ? 179)
On retrouve cette idée que « l’humanité n’est pas un donné naturel mais une institution politique » (ibidem 180). Et s’il revient aux Etats de garantir l’humanité des êtres humains , c’est aux êtres humains eux-mêmes qu’il appartient de déclarer leurs droits lorsqu’ils sont contestés et de lutter pour que le droit d’avoir des droits soit reconnu. C’est la pluralité des êtres humains qui a dans ses mains le pouvoir de se faire exister en tant qu’humanité en déclarant son droit d’avoir des droits et en luttant pour que ce droit soit reconnu en chacun.
« Les droits doivent donc être déclarés pour devenir des droits reconnus par tous et conquérir leur effectivité politique. Et cette déclaration ne peut s’autoriser de rien d’autre que du « droit à avoir des droits » dont la traduction juridico-politique est « le droit de pétition », le droit politique fondamental d’exiger ou de revendiquer ses droits . Ce droit , il faut en convenir, est sans fondement à priori : il est aussi contingent que la communauté d’actions politiques engagés dans une lutte pour les droits et , paradoxalement aussi absolu puisqu’il est le principe qui autorise qu’on exige une reconnaissance ou une déclaration des droits » (Pourquoi agissons-nous ? 188)
La pluralité est renvoyée à elle-même pour faire exister une communauté humaine , un monde humain.Et la lutte pour le /les droits droit-s, pour leur « institution » ou leur « réinstitution » est la condition pour constituer cette communauté. Car les droits ne se dissocient pas de la conscience des droits ( Lefort) et cette conscience doit soutenir les luttes collectives pour créer les conditions d’un monde humain.L’appel au droit ne signifie pas un appel à la violence , au contraire : « le droit ne saurait légitimer une violence » ,ni celle de l’Etat , ni celle des opposants
« L’appel au droit ne saurait légitimer que l’ouverture d’un espace public dévolu à la discussion du droit, et au sein duquel les exigences les plus radicales sont encore accueillies dès lors qu’elles renoncent à la violence qui détruirait leur hôte » (Un monde commun 113/114)
La compréhension du politique passe donc par le recours au droit : « loin de l’invoquer comme un arsenal de garanties et de protection des libertés privées, des personnes ou des biens- ce qui dresse deux fictions l’une contre l’autre, celle de l’individu souverain et celle du pouvoir souverain- le croisement du droit et du politique signifie bien plutôt la manière dont l’action collective peut s’extraire de la pure violence, contourner le jeu des forces et libérer un espace public au sein duquel se tissent des relations humaines, se nouent des communautés transversales, s’affrontent des revendications portées par des représentations du juste et de l’égal. On peut dire du droit ainsi entendu dans sa fécondité agonistique qu’il convertit la violence sociale des intérêts particuliers ou des revendications corporatistes en des luttes politiques ordonnées à l’idée de la choses publique »(Un monde commun 178)
Le monde
Dans un sens très général le monde est , selon H.Arendt , l’ensemble des choses qui apparaissent, qui ont en commun d’être vues, entendues , touchées etc.Pour elle « Etre et apparaître coïncident » Selon ce point de vue « l’existence peut être dite la faculté de paraître . Exister est apparaître aux regards, être vu : toute vie est le spectacle d’une vie et suppose des spectateurs» ( Le trésor perdu. 344)
On peut en tirer la conséquence que
« aucune existence ne peut être unique , si l’on entend par là qu’elle peut être envisagée pour elle-même indépendamment de la pluralité des apparences mondaines et de la pluralité des existences ; la phénoménalité du monde , qui comprend avec elle la phénoménalité des existences , exige d’être pensée dans la dimension de la pluralité….. Ni « je suis » ni « l’homme existe » mais : les hommes ou les êtres habitent ou peuplent le monde. Peupler , et non pas être ou exister , tel est peut être la meilleure façon de nommer l’évènement ou la donne initiale que formule l’énoncé canonique : « La pluralité est la loi de la Terre » (H.Arendt)
La Terre n’est pas le monde ou, si l’on préfère , elle est le monde physique ( la nature ) sans lequel il n’y aurait pas d’hommes et de monde humain.
La Terre est « la quintessence de la condition humaine »(H.A) Si la Terre est la quintessence de la condition humaine « c’est qu’avec sa destruction comme Terre, avec l’exil ( cf la conquête spatiale ) et l’artificialisation , l’ensemble des conditions de l’humain se trouve irrémédiablement atteint : la vie elle-même, la natalité et la mortalité, l’appartenance au monde et la pluralité » ( Le trésor perdu 169) La Terre est « le lieu de l’humain »(ibidem 363) , « le lieu conditionnel des hommes, et « le lieu d’un habitat ».La notion d’habitat désigne la Terre devenue monde , la Terre humanisée .En ce sens le monde est le monde des hommes , la Terre transformée par les hommes , la vie des terriens devenue vie mondaine . Le monde en ce sens désigne la transformation de la Terre par les activités des êtres humains : monde des œuvres des artifices Mais il désigne également et surtout le monde des actes et des paroles, le monde des hommes en tant non pas qu’ils produisent et consomment ( qu’ils travaillent pour vivre), non pas qu’ils transforment par leurs œuvres ( celles de l’homo faber) mais celui qu’ils créent en parlant en agissant , le monde commun qui résulte de leurs paroles et de leurs actes, monde dans sa dimension politique. Ce monde surgit de l’action concertée des hommes . Il est ce que vise cette action concertée. Il est ce qui donne sens à la politique elle-même, en tant que monde ordonné au principe de la liberté.
Le monde commun
Le monde qui est l’horizon de toute politique est un monde commun
Le « commun » de ce monde ne doit pas être pensé à partir des communautés nationales , dont la prétendue identité communautaire implique le partage d’une même culture, des mêmes valeurs qui conférent leur « identité aux individus qui en font partie ( conception du commun qui définit le communautarisme et nourrit les nationalismes). Non que ce commun-là n’existe pas , qu’il n’est d’aucune importance mais dans la mesure où il nie la pluralité il nie la dimension politique qui n’existe que du fait de la pluralité des acteurs . C’est à partir de l’espace public- qui est constitué par les actions concertées des acteurs d’une communauté-qu’il faut penser le commun du monde .
« Loin d’être l’espace des proches , organisé selon la loi de la famille et de la consommation, l’espace public s’entend comme le lieu des distances et des intervalles qui lie en séparant ( Arendt) et sépare en liant ceux qu’aucune origine , aucun foyer , n’a déjà uni par avance. Seul un espace public en ce sens permet que s’installe entre nous un monde qui est commun non de nous unir mais de nous tenir à distance selon certains rapports que ne règle aucune économie ( oikonomia = la loi du foyer).
Un espace est public, est « politique » et non économique « en ce sens qu’il ne s’ordonne à aucun foyer préalable. Mais il est public au sens où il est né des rapports que les humains instituent librement entre eux, quand bien même, d’un autre point de vue, c’est aussi lui qui les rend possibles hors de tout attachement natif entre ceux qu’aucune provenance commune ne destine à vivre ensemble » ( Un monde commun229/230)L’espace public est le lieu d’apparition des acteurs que sont les citoyens, l’espace même où se manifeste leur liberté.
« c’est pourquoi il importe de reconnaître que l’institution d’un espace public constitue le « bien public » auquel les individus particuliers et les communautés particulières peuvent se rapporter comme à leur unique « bien commun ».Mais aussi que l’institution d’un espace public de concitoyenneté entre communautés opposées constitue , elle, l’enjeu de toute politique , puisqu’elle seule peut donner naissance , par- delà l’exclusivisme communautariste, à un monde commun , non originaire, non natif , mais politiquement institué là où fait défaut un bien commun pré-téabli, légué par la naissance et /ou édifié par la culture. »
L’espace public transcende sans les dissoudre « les jeux de valeur et d’identifications particulières aux individus et à leurs communautés d’appartenance .En vertu du fait qu’il s’agit d’un espace d’activité et non d’identité, aucune « identité » proclamée ou recherchée ne commande son déploiement. Le premier principe stipule donc que seule la visibilité de l’espace public est en mesure d’organiser démocratiquement la reconnaissance des identités individuelles et communautaires et d’honorer leur particularité en tant que telle . En vertu du fait que c’est un espace d’action et non d’identification , aucune visée d’unification ou d’homogénéisation ne règle les différends qu’il accueille. Le second principe stipule que seule la publicité du bien qu’il constitue par lui-même préserve l’espace public de son appropriation communautaire. En ce sens , l’ouverture à un monde commun qu’il rend possible n’est susceptible d’être accusée de servir d’alibi à une valorisation hégémonique de certains contenus culturels dominants.
Il en résulte que ce « bien public » qui n’est l’apanage d’aucune communauté particulière , ne risque pas de se confondre avec la promotion d’une prétendue identité communautaire : il est l’auto-institution continuée de l’espace politique d’apparition et de visibilité qui donne lieu à un monde commun » ( Un monde commun130)
Soulignant qu’H.Arendt parle parfois de l’espace public comme du monde , E.Tassin préfère dire « qu’il en est le support ou la surface d’apparition. Le monde commun commence avec l’espace temps qui se déploie entre les hommes.Il n’est pas ce dans quoi ils vivent , non pas que le réceptacle de tout ce qui est fait et se fait, non pas ce qu’ils visent simplement à édifier par leurs oeuvres et leurs actions mais ce qui surgit entre eux dans l’action »
On peut alors dire que le monde revêt deux aspects , si on ne le réduit pas à sa dimension planétaire et géographique : il est ce que l’artifice humain fabrique , rend la Terre humaine , en fait le lieu d’une demeure pour les humains : il est aussi ce qui s’interpose entre les humains , ou que leurs actions déploient, à la fois l’espace concerté de leurs interactions et l’espace de sens , la respiration qui interdit que les communautés humaines ne se sclérosent dans la clôture et la complétude.
Dans le second sens , « le monde n’a pas de réalité tangible : il n’existe pas en tant que tel , réifié. Il n’est rien que ce que déploient les actions humaines , l’intangible matérialité des relations qu’elles tissent , le lieu et le mode des apparitions….. Monde épiphane du politique , qui n’est pas celui des oeuvres mais celui des actions , des libertés , des singularités , des naissances. Bien entendu ce monde resterait métaphorique s’il n’avait pour contenu réel ce que les hommes fabriquent de leurs mains et les institutions sensées qui naissent de leurs paroles. Mais sa matérialité sensible ne doit pas nous faire oublier qu’il est né des luttes et des conflits qui ne cessent d’opposer les hommes au nom de la liberté. Et ce monde-là ne saurait finir , du moins avoir d’autre fin que celle de l’agir lui-même. Il n’y pas de fin du monde politique . Au contraire l’entr’expression politique du monde signifie son commencement. C’est ce qui, dit Arendt , donne sens au politique , en fait son caractère miraculeux » ( Un monde commun294/295)
« Le monde ne saurait être politiquement commun que sous condition de l’institution et de la préservation de cet espace public déployé entre les acteurs de la vie civique et qui, par là-même, constitue le seul bien public susceptible de recueillir l’assentiment des particularités opposées » ( ibidem 399)
Cosmopolitique
La cosmopolitique d’E.Tassin s’est constituée dans le prolongement de l’œuvre d’Hannah Arendt et se propose de répondre aux défis de l’époque, à ce qu’il appelle «l’acosmisme » ( l’absence de monde) qui menace l’humanité. Il s’agit de repenser le cosmopolitisme et d’en faire la réponse ( la seule pour E.Tassin) à cet acosmisme.
H.Arendt a défini le mal radical comme la perte de monde . Cette perte de monde a été pensée à partir des camps. Dans un commentaire des anlayses d’H.Arendt, E.Tassin écrit que l’acosmisme des camps est , au sens propre « une fin du monde , pensée non comme une apocalypse ou explosion terminale, mais comme ordinaire reconditionnement des humains selon une transformation méthodiquement réglée de leurs conditions élémentaires au sein du système concentrationnaire. La désolation organisée menace, écrit Arendt , « de dévaster le monde- un monde qui partout semble avoir touché à sa fin » » ( le trésor perdu 200/201)
« L’illimitation acosmique du possible qui est le cœur de la démesure totalitaire constitue en effet un mal radical » écrit E.Tassin( Ibidem 201 ) C’est le « tout est possible ». « .. la radicalité du mal doit se comprendre comme perte du monde et de l’expérience du monde ; le mal radical n’est possible concrètement que parce qu’il est impossible comme expérience mondaine, comme expérience du monde. La radicalié du mal dérive alors de ce qu’il est , paradoxalement , sans racines dans l’expérience humaine « parce qu’est ruiné le pouvoir d’éprouver des limites »(A-M Roviello). Cette énigme d’un mal sans racines , sans profondeur – et donc, comme l’expliquera ultérieurement Arendt , banal- ne peut se comprendre qu’à partir de la récusation du monde propre à la terreur totalitaire, dès lors que le sens des limites est lui-même devenu insensé . « En s’efforçant de prouver que tout est possible , écrit Arendt, les régimes totalitaires ont découvert sans le savoir l’existence de crimes que les hommes ne peuvent ni punir ni pardonner. En devenant possible, l’impossible devint le mal absolu »(citation d’Arendt ) ( Le térsor perdu 211/212)
La disparition du monde est le mal absolu.
La cosmopolitique d’E.Tassin se veut la réponse à cette disparition du monde.
« … toute véritable politique est une politique du monde ,du cosmos, une cosmopolitique … » écrit E.T ( Un monde commun) , mot qu’il écrit aussi en en soulignant les deux termes « une cosmo-politique » pour mieux souligner qu’il s’agit bien d’une politique dont l’horizon est le monde .
L’acosmisme a plusieurs dimensions selon E.Tassin
-dimension politique
Cet acosmisme résulte de l’action elle-même . Conformément à la pensée d’H.Arendt , E.Tassin reprend cette idée que l’action a comme propriété de franchir toutes les bornes ( le terme d’H.Arendt , qu’il rappelle est « boundlessness » = illimitation)
« Ce que l’action est seule en mesure d’instituer , un lien humain proprement politique et un espace d’apparence où la faculté de commencer trouve à s’exposer, elle est aussi, par elle-même , capable de le détruire. L’ action ne connaît pas de bornes. L’envers de sa puissance de commencer est une puissance de détruire. L’action est ainsi ambivalente . Et cette ambivalence est propre à l’activité politique portée par l’agir humain , à la différence des autres activités sur lesquelles on a tendance à le rabattre : le travail ou l’œuvre.La précarité de la communauté politique , sa fragilité propre tiennent à cette ambivalence. Agir commence , mais sans que l’achèvement de ce qui commence soit inscrit dans le commencement . Ce qui commence est sans terme prédéfini , sans limite prédéterminée, sans fin prévisible, bref , anarchique, au sens propre, sans ordre ni loi » (Un monde commun 147.)
Formulé à partir de l’idée de liberté , cela signifie que la liberté ouvre sur des possibles indéterminés, imprévisibles.
L’action peut se retourner contre ce qui lui donne son sens , la pluralité. ; elle devient domination. « La domination politique, totale est , comme on sait l’excroissance de la sphère de l’action qui, contaminée par les traits caractéristiques de la fabrication , contredit la condition de la pluralité en réduisant les humains à l’illusoire unité d’un corps politique homogène et unifié. Dans la domination totale , l’action est rabattue sur les caractéristiques de l’œuvre : la politique devient technologie du pouvoir , perdant ainsi son sens politique proprement dit, tandis que la vie s’impose, sous la forme d’une survie, comme la seule dimension de l’existence . C’est ce dont les camps firent la démonstration »( Pourquoi agissons-nous ? 223)
-dimension techno-scientifique
L’acosmisme technoscientifique procède de l’exercice d’une domination radicale sur les conditions constitutives de l’humanité .
« La domination technoscientifique radicale correspond à l’excroissance de la sphère de l’œuvre qui envahit tous les domaines d’activité humaine… Dans la domination radicale, l’oeuvre est en effet traitée comme une action dont elle épouse les caractéristiques : imprévisibilité, irréversibilité , mais aussi illimitation : elle se voit investie de cette tendance propre à l’action de « franchir toutes les limites « ….. L’artificialisation dont procédait le caractère humaine du monde est poussée au point de prétendre soustraire les humains aux conditions qui les font « hommes » , à commencer par leurs conditions terrestre »
-acosmisme économique
Il procède d’une domination économique , globale, « excroissance de la sphère du travail qui envahit tous les domaines d’activité humaine en les soumettant à la condition de la vie. Dans la domination globale , le travail est traité comme s’il était une œuvre , voire une action .Corrélativement l’œuvre et l’action sont considérées comme si elles avaient la vie pour condition . Le schème productiviste du travail s’imposant aux autres activités, l’édification du monde par l’œuvre et l’institution d’un lien politique par l’agir concerté sont évalués au seul regard de la consommation et du profit. Le monde devient un matériau exploitable par le travail et une marchandise consommable jusque dans ses manifestations culturelles et politiques » (Pourquoi agissons-nous ? 223/224)
E.Tassin consacre de longues pages dans « Un monde commun »à la globalisation ( ce que l’on appelle encore mondialisation). Il en propose la définition suivante :
« Sous le terme de « globalisation » on désigne généralement un processus économique qui étend le principe libéral d’une économie de marché à l’ensemble de la planète. Cette généralisation est l’œuvre du « global-libéralisme » , terme par lequel on désigne la victoire des théories de l’offre à l’échelle de la planète , qui entraîne une déréglementation totale, un flux sans entraves de capitaux et de marchandises , une privatisation et une flexibilité générales. Il en résulte évidemment une rédaction drastique du rôle et des prérogatives de l’Etat sur le marché . Le terme a donc une signification strictement économique » (Un monde commun p 216)
Et de le distinguer de « mondialisation » « qui implique d’autres aspects , culturels, technologiques et politiques »( ibidem 217)
Cette globalisation « consiste en une domestication et une privatisation généralisées du monde » (ibidem239) qui conduit , en fin de compte, « à l’élimination des espaces publics proprement dits au profit des foyers de consommation , qui sont autant d’isolats » et conduit à la disparition du monde.
Combattre l’acosmisme , notamment sous la forme de la globalisation , passe par une réponse politique qui redonne sa place et son sens à la politique.
Cette politique sera une cosmopolitique :
« Celle-ci est cosmopolitique au sens où elle fait de la possibilité du monde comme monde humain et monde commun l’horizon de toute action. Elle l’est au sens où dans chacun de ses actes, en chacune de ses dispositions institutionnelles elle vise la possibilité d’un monde. Mais elle l’est aussi en ceci qu’on peut établir qu’un monde humain n’est possible que moyennant la liberté et l’égalité des acteurs et des spectateurs qui le composent. Liberté et égalité exigent l’institution d’un espace public démocratique , espace d’apparition d’un monde commun entre des êtres agissant de concert, libres et égaux. Là où pour quelques-uns, ici et maintenant, un monde commun lie entre eux des acteurs présents et reste ouvert à la possibilité des autres, sans logique compensatoire, la globalisation a été tenue en échec. Le libre commerce des esprits prévaut sur le nécessaire commerce des matières. L’intérêt politique des hommes pour le monde qui inter est prévaut sur l’intérêt économique qui le détruit au profit de la vie » (Un monde commun 234)
Seule une réponse politique qui prend la forme d’une cosmopolitique peut aller contre l’acosmisme qui menace le monde .
Elle repose sur une conception du/de la politique qui , écrit E.Tassin , « n’a pas grand-chose à voir avec la conquête du pouvoir et le monopole de la contrainte…. Ou avec l’administration des sociétés et la gestion des ressources… Elle se comprend comme ce registre de l’activité humaine qui, grâce à l’institution d’un espace public d’actions et de paroles libres , garanti par la loi, vise l’instauration d’un monde commun entre ceux que des « intérêts « économiques , des « valeurs » culturelles ou des « identités » communautaires divisent. Le monde ne saurait être politiquement commun que sous condition de l’institution et de la préservation de cet espace public déployé entre les acteurs de la vie civique et qui, par lui-même, constitue le seul bien public susceptible de recueillir l’assentiment des particularités opposées .Nul autre « bien commun » n’est requis pour composer les rapports sociaux que la publicité de l’espace dévolu à la chose publique : espace d’apparition , de visibilité où s’exposent les actions et les paroles libres » (Un monde commun299)
Cet espace publique ne peut être que celui des citoyens , prêts à être les acteurs d’une pièce où l’enjeu est la liberté. Cette pièce sera celle des affrontements , parfois violents, prenant la forme de conflits , parfois très durs , comme les grèves, « mais qui ne se déploient que sur fond d’une commune exigence de sens commun »
Et pour être ces citoyens il n’y a aucun titre requis.
L’espace public est un espace , qui, par définition , doit être ouvert à tous, pour peu qu’il veuille comprendre l’autre et s’entendre avec lui, même si l’on sait que cette entente n’est jamais acquise et peut-être pas même réellement possible.
C’est cette conception d’un citoyen acteur/spectateur , irréductible à son identité sociale, culturelle, à ses appartenances , qui permet de comprendre que la cosmopolitique est une xénopolitique.
Comment faut-il comprendre cette xénopolitique ?
Comme le droit cosmopolitique de Kant l’a fait comprendre la question de l’étrangeté – ou de l’extranéïté est au cœur même d’une cosmopolitique . Dans la mesure où on ne pense pas le monde comme une cosmopolis réelle – comme dans le cosmopolitisme antique , où , du coup il n’y a plus d’étrangers mais que des citoyens du monde, la question centrale revient à penser les rapports entre états et entre citoyens des états . Les questions de l’étranger et celle de l’hospitalité deviennent des questions centrales. Définir à quelles conditions les étrangers peuvent venir chez soi , à quelles conditions ils peuvent venir éventuellement s’établir est alors essentielle. On n’est pas sorti de cette problématique – celle de l’intégration, de l’ assimiltaion , celle du droit d’asile etc..
Simplement la situation du monde n’est plus celle que Kant a connue . Il faut donc repenser la question de l’étrangeté et de l’extranéïté d’une façon qui réponde au monde dans lequel nous vivons.
Arendt avait bien compris , avec les peuples sans Etat , les apatrides , ensuite avec les internés des camps, que le problème ne pouvait trouver une solution que si chaque individu bénéficiait du droit d’avoir des droits. Elle avait parfaitement compris qu’un homme sans citoyenneté n’était plus véritablement considéré comme un être humain, qu’il fallait donc lui garantir la possibilité d’être reconnu dans son humanité .
La globalisation mais aussi les conflits, le réchauffement climatique ont produit aujourd’hui ces étrangers que sont les migrants – de plus en plus nombreux :
« le danger , écrit Arendt ( Origines du totalitarisme) est qu’une civilisation globale coordonnée à l’échelle universelle, se mette un jour à produire des barbares nés de son propre sein à force d’avoir imposé à des millions de gens des conditions de vie qui, en dépit des apparences, sont les conditions de vie des sauvages »
Nous y sommes. Dans « La condition migrante.Pour une nouvelle approche du cosmopolitisme », E.Tassin distingue trois sens du mot étranger : alien , foreigner , stranger
L’alien est « le barbare, étrange inconnu que sa différence culturelle rend totalement autre ;le stranger , étranger , que sa différence culturelle rend problématique ; et le foreigner dont l’étrangeté est surmontée dans une similitude politique attachée au titre de citoyen »
Le « monde » aujourd’hui engendre de plus en plus d’aliens, ces gens dont on ne sait plus quoi faire, dont on ne veut plus , qu’on rejette. C’est donc à partir de cette situation , celle des migrants , des exilés , des apatrides, des immigrés clandestins, des sans-papier qu’il faut repenser le cosmopolitisme selon E.Tassin.
Il n’est pas vain d’attendre des Etats qu’ils développent des politiques qui , d’une part prennent en charge « la préservation du patrimoine planétaire », et d’autre part, qu’ils reformulent le rapport que « la chose publique doit entretenir avec les différents communautés , culturelles , religieuses , ethniques ou sexuelles, qui composent la société politique » (Un monde commun 301), mais cela ne suffira pas et au regard d’un monde humain qui le soit vraiment , il faut repenser la citoyenneté , à partir de la condition migrante .Condition migrante qu’E.Tassin a pu étudier de près en partageant la vie des migrants des Jungles de Calais. Loin de n’y voir que la misère les jungles de Calais l’ont amené à se poser la question : « qu’est-ce qui commence à Calais ? Qu’est-ce qui commence dans le monde cosmopolitique de la jungle où se croisent une centaine de nationalités , migrants et bénévoles , autoorganisés en une cité dynamique , interactive , évolutive , certes, miséreuse mais incroyablement inventive , tout entière sollicitée par l’avenir immédiat et pourtant tout entière tendue vers la longue durée en édifiant des institutions pérennes dans un univers précaire que l’on sait pourtant condamné. Et dansant , jouant , chantant , travaillant en apprenant , construisant… Calais n’est pas le lieu d’un échouage ni le nom d’un échec pour les migrants : il est un point de départ , un tremplin pour un nouvel envol, le lieu des possibles et des expérimentations ». E.Tassin est conscient que son témoignage est celui d’un homme qui a vécu au côté des migrants, pas des riverains, des habitants , des commerçants de Calais mais , fait-il remarquer , si l’on entre dans « la concurrence des témoignages alors il faudra aussi parler de violences policières, de lynchages de migrants etc..
Ce qui interpelle E.Tassin c’est cette capacité d’inventer un nouveau monde, « la capacité des commencements , qui est celle de la liberté et de l’agir »
Il faudrait ici citer les pages entières où E.Tassin nous livre les analyses et réflexions que lui a inspirer cette expérience
Elles s’inscrivent dans une réflexion sur l’étranger , largement exposée dans les ouvrages auxquels nous nous sommes reportés pour écrire cet article.
Elles rejoignent cette idée qu’il y a deux dimensions de la citoyenneté : celle de la citoyenneté réduite à un statut et qui se définit à partir de l’appartenance à une communauté , qui définit « ce que nous sommes » ,et celle d’un citoyenneté définie à partir de l’action , de « l’agir pluriel » où le citoyen se définit par sa capacité à agir avec d’autres créant ainsi un espace public où il sera question du monde commun à inventer. Cette citoyenneté est celle du « qui je suis » celle de l’apparition aux autres dans le moment de l’action en commun, action qui ne réclame aucun titre particulier .
Cette citoyenneté exige que l’on se rende étranger à soi-même, c’est-à-dire que l’on soit apte à prendre cette distance nécessaire à l’égard de soi pour se rendre apte à accueillir l’autre, à inventer un monde avec lui, c’est-à-dire de commencer , apte à entendre l’étranger :
« Entendre l’étranger qui s’adresse à nous requiert alors qu’on sache se rendre étranger à soi pour l’entendre, qu’on sache se départir de soi » (Pourquoi agissons-nous ?186)
C’est donc à une conception de la citoyenneté qui rompt avec ce que l’on entend par là habituellement !
« Il nous appartient de définir une citoyenneté qui n’est pas inféodée à une communauté qui la précède mais qui, au contraire, lui donne naissance sous la forme d’un lien politique né et entretenu par l’action. Deux traits doivent la caractériser : elle est ce que tissent des singularités quelconques : elle dure autant que l’action qui l’a fait naître, mais tente de se survivre dans l’institution d’un espace public , susceptible d’en recueillir les nouveaux commencements, et dans les récits qui portent la mémoire de ce trésor sans généalogie » (Un monde commun 285)
Ce qui amène à redire ce qu’est la politique :
« La noblesse de la politique c’est qu’elle se mesure aux actes et aux acteurs , non aux êtres et aux auteurs. C’est aussi qu’elle déploie avec elle un réseau de relations humaines , qui ne sont nullement données , pas entièrement prédétermines , qui s’inventent et se défont en fonction des situations ou des rapports de force, des conflits , des actions menées de concert » (Un monde commun 283). Singularité quelconque : cette idée structure la pensée de la citoyenneté d’E.Tassin. Ce sont ces singularités quelconques qui sont aptes à construire un espace , qui est entre elles , dans les relations qui se nouent lorsque ces singularités pour des raisons ou d’autres sont amenées à agir ensemble .
Le migrant peut permettre de comprendre ce que doit être une citoyenneté susceptible de créer un monde : une citoyenneté définie par cette capacité de se désidentifier :
« Au fond un point de vue cosmopolitique susceptible d’honorer le statut d’étranger doit assumer un double écart des citoyens à l’égal de celui que connaît le migrant : écart par rapport au pays natal dont celui-ci s’est séparé et écart par rapport au pays d’installation dont on lui fait savoir qu’il ne saurait prétendre être .Cette double désaffiliation communautaire est en même temps écart à soi : la déterritorialisation est une forme de désidentification , qu’elle soit assumée ou subie. Loin pourtant que cette désidentification doive priver l’étranger de reconnaissance citoyenne , elle peut revenir au contraire à revendiquer une forme de subjectivation politique inédite et active qui ne s’autorise pas du titre de nationalité mais de celui de l’engagement et de la responsabilité civiques. Leçon de citoyenneté cosmopolitique à l’usage des citoyens. »
( Tumultes N° 51 article cité supra)
En guise de conclusion (provisoire..)
Deux citations d’abord :
« Toute politique se mesure au monde qu’elle est en mesure d’instituer » écrit E.Tassin (Le trésor perdu 24)
Ce monde n’est pas « ce que nous avons déjà en commun , en partage, mais ce que notre action ensemble peut faire advenir comme monde commun dans l’institution des rapports avec les autres, étrangers , et l’étrangeté à soi . Si « étrange » que cela paraisse , il semble que ce soit à condition d’accueillir l’étrangeté de l’autre et la sienne que le monde cesse de nous être étranger , et nous d’être étrangers au monde , à cette condition que l’hospitalité peut être le nom propre d’une cosmopolitique » (Un monde commun 177)
Avec H.Arendt et E .Tassin j’ai compris que la politique pouvait être autre chose que ce que , malheureusement , l’Histoire nous a fait voir , l’incapacité « de la composition des mondes » ( « La politique est la composition des mondes » Un monde commun 233), autrement dit la guerre.
La politique n’est pas le guerre ( ou, comme le dit E.Tassin , elle n’est pas la boxe), et la guerre n’est pas la continuation de la politique par d’autres moyens , elle en est le contraire .
J’ai retenu également que la composition des mondes dépendait de nous : les êtres humains sont libres , et cette liberté est indissociable de leur pluralité. Elle ne peut que consister à trouver les « moyens » de vivre ensemble et cela n’est possible qu’en agissant ensemble, c’est-à-dire en créant cet espace , nommé espace public, où chacun peut apparaître à l’autre, et avec l’autre tenter d’inventer un monde dont le principe sera la liberté.
J’ai également retenu qu’il dépendait des êtres humains de défendre leur droit d’avoir des droits. Certes , des institutions peuvent , d’une certaine manière , garantir des droits ,mais l’Histoire a montré et montre encore que le droit d’avoir des droits n’est jamais garanti par les institutions étatiques. Il faut revendiquer ce droit et lutter pour qu’il existe .
E.Tassin résume cette idée que le sort des êtres humains dépend des humains eux-mêmes- non des Dieux , ni d’un quelconque Führer , Duce ou Caudillo, ou Guide suprême ou d’un Sauveur.. dans ce qu’il dit de la pensée politique d’H.Arendt : « c’est une pensée an-archique de l’an-archie » ( Le trésor perdu 21 ). La liberté ne porte en elle-même aucun commandement. Elle ne commande rien . Les êtres humains sont face à eux-mêmes , libres.
Enfin j’ai retenu que la condition pour que cette liberté soit la condition d’un monde (humain) est de ne pas s’enfermer dans une identité fictive – fictive parce que nous ne sommes pas des choses-mais d’assumer sa propre étrangeté . Cette idée que .P.Ricoeur a exposée dans son livre « Soi-même comme un autre » permet de distinguer identité et ispéité.E.Tassin développe cette idée que c’est à condition d’assumer cette possibilité de se défaire de soi , de prendre de la distance à l’égard de ce que nous sommes que nous pouvons entrer dans une relation humaine qui fasse de la place à l’autre. L’humanité , qui est un concept politique , est à ce prix.
Il n’y aura pas de « Grand soir » cosmopolitique et la Cité des individus et des peuples ne naîtra pas d’une révolution. Mais il est à la portée de chacun d’entre nous de tenter de faire exister la citoyenneté cosmopolite là où il vit : ce qui est déjà le cas pour beaucoup ,dans les associations notamment. C’est par une citoyenneté active que la réalité peut changer, en tissant des liens avec les étrangers , les sans-droits , les sans-papier , les immigrés , les migrants , en défendant les droits bafoués . Mais tout citoyen peut également tenter d’influer sur les politiques locales , nationales et , dans sa vie propre , réfléchir à sa manière de vivre sous l’angle de ce qui va dans le sens d’un monde plus respectueux des droits et de cette pluralité très exigeante. Il ne s’agit pas d’aimer son prochain mais d’agir avec lui.Honorer la pluralité , ce qui exige également qu’on se tourne vers le monde tel qu’il est pour mieux le connaître , mieux le comprendre . C’est en ayant le monde en tant qu’horizon qu’on peut tenter de discerner ce qui peut aller dans son sens , tant dans nos façons de vivre , que dans les politiques locales
