Etre citoyen du monde , c’est considérer que l’humanité qui nous définit est plus importante que l’appartenance à telle ou telle communauté nationale . L’humanité est une, du fait de partager la même humanité , c’est-à-dire ce par quoi nous sommes des humains .Cela ne signifie pas que les appartenances sont sans importance , mais qu’elles ne font pas disparaître cet universel qu’on appelle « l’humanité « de l’être humain.
Le cosmopolitisme affirme cet universel tout en maintenant l’idée de pluralité ,des individus et des collectivités de toute nature.
Cet universel, aujourd’hui , est plus que jamais menacé. Il l’a toujours été ( le racisme , entre autres , l’a toujours contesté). Mais avec le mouvement woke , la cancel culture on atteint des sommets de négation. Par ailleurs la Chine ( ne parlons que d’elle dans la mesure où elle représente aujourd’hui le plus grand danger), avec l’intention évidente , non seulement d’être la première puissance économique mais également idéologique , se livre à un travail de sape dans les institutions internationales pour contester cette universalité et imposer « son » universalité .Car il ne faut pas s’y tromper : la Chine ne se contente pas de critiquer la conception occidentale de l’universel- ce qui est parfaitement justifiable et justifiée-avec l’objectif de « rectifier » cet universel, mais tient simplement à imposer au monde entier sa conception de l’universel. Rien d’étonnant donc à ce qu’elle rejette les Droits de l’Homme et la démocratie .Pour elle l’universel n’existe pas.
Il s’agit donc , non pas de rejeter toute critique de l’humanisme à l’occidental, mais de chercher la voie qui permettrait d’imaginer un humanisme qui ne soit pas en réalité un ethnocentrisme.(Du reste le problème du réchauffement climatique a conduit à remettre en cause une civilisation , la civilisation occidentale ,à contester sa valeur universelle , dont un livre d’Achille Mbembé a résumé d’un mot , le « brutalisme » , ce dont nous souffrons tous aujourd’hui, puisque ce brutalisme s’est étendu à toute la planète.) La critique de la modernité est aussi plus que jamais d’actualité : on lira avec profit B.latour dont toute l’œuvre est la critique de cette modernité.( Lire en particulier ses derniers ouvrages : « Face à Gaïa », « Où atterrir », « Où suis-je »). L’universel à l’occidentale a largement montré qu’il était tout , sauf universel.
Y-a-t-il un universel humain ? Peut-on en proposer une définition qui ne soit pas , une fois encore un ethnocentrisme déguisé ? Nous solliciterons deux auteurs , deux philosophes, Francis Wolff et François Jullien , ce dernier étant également sinologue . La proximité de leur pensée est évidente comme on pourra le constater. Tous deux plaident pour l’universel .
Francis Wolf.
Dans « Plaidoyer pour l’universel » F.W se propose de (re) fonder l’humanisme . Prenant acte que nous sommes à un moment de l’histoire où il est bien difficile de fonder l’humanisme sur Dieu ou la Nature, F.W , se propose de le fonder sur l’homme lui-même .Ce qui impose que la grandeur de l’homme, ce qui fait sa valeur et son bien propre n’est autre que lui-même, ce qui définit sa spécificité . Cette spécificité c’est ce qu’il appelle « la raison dialogique » .Que faut-il entendre par là?
La raison dialogique est la raison indissociable du langage :
« Ce qui distingue l’être humain… c’est une certaine conscience et un certain esprit , l’un et l’autre inséparables du langage » p.147. C’est « la raison en dialogue » que « nous nommerons logos ou encore « rationalité » , afin de ne pas la confondre avec la faculté logique d’inférence , la Raison ( monologique) , que nous écrirons avec une majuscule pour rendre hommage à son ancienneté. La vieille caractérisation de l’homme comme « animal rationnel » sera ainsi mise à jour : il est doté de rationalité dialogique » p. 147. La raison dialogique permet donc d’éviter d’enfermer l’être humain dans une essence : « . . si la raison est dialogique , la « nature » langagière de l’humanité est inséparable de son inscription historique et de ses activités d’échanges » p147.Cette définition permet également de comprendre qu’il n’y a pas à opposer individu et collectivité . Par le fait du langage « il n’y a pas d’individu qui ne soit d’emblée ouvert à l’altérité puisqu’il se définit par le « parler à » … Le langage est à la fois au fondement de l’individuation ( dire je) et de la socialisation ( dire nous) « p.148
Cette rationalité dialogique conduit l’auteur à affirmer qu’il y a une éthique universelle, un bien humain auquel tous les êtres humains aspirent : ce bien est la réciprocité .
Certes il est difficile de nier que les êtres humains n’agissent pas à chaque instant selon le principe rationnel de réciprocité, principe qui implique que « chacun considère tout autre(universalité) comme un autre soi ( réciprocité) égal à soi( égalité) » p. 254 Mais, tout être humain manifeste ce désir « dès lors qu’il parle et en tant qu’il parle ». Et l’être humain parle, pour des raisons diverses, de tout et de rien, où qu’il soit : « L’être dialogique est causant . Et causer à tout prix avec n’importe qui , c’est déjà l’éthique appliquée dans son universalité. Car si éloigné que l’autre soit de moi, si différent qu’il semble par ses croyances ou sa culture , dès lors que nous nous parlons , je m’aperçois qu’il n’est presque rien de lui que je ne puisse faire mien. Hors d’ici, nous sommes partout chez nous au pays des hommes , puisque nous pouvons dire « tu » à chacun ou à tout autre, en pensant toujours « je », le même « je » . Et nous pouvons toujours penser « nous » en dialoguant avec « eux ». »p255
Il y a en l’être humain un « désir universel de faire humanité avec tout autre » .
F.W insiste sur le fait que ce désir s’exprime dans un usage de la parole qui ne vise pas nécessairement .à justifier , persuader , convaincre, démontrer, mais pour « rien » :
« Et ça c’est humain. Bavarder . Palabrer . Papoter. A l’être humain il importe beaucoup de parler de ce qui arrive et qui pourtant importe peu.. » p.257
C’est ce bien auquel aspire tout homme qui permet à l’auteur d’affirmer que l’humanité constitue une « communauté éthique », qui définit la thèse universaliste proprement dite.
« Il n’y a donc qu’une seule valeur, celle qui est implicite dans le principe de réciprocité, mais elle est absolue : la valeur égale de tous les êtres humains………….Et de cette valeur se déduisent celle de l’égalité elle-même et celle de l’humanité comme telle . Par humanité il faut entendre non pas seulement la réunion de tous les êtres humains ou à venir, mais la qualité qui est présente également en chacun d’eux et les définit comme êtres dialogiques . Cette valeur sise en chacun rend inviolables toute personne humaine et tout corps humain. Dans le monde de la raison ( dialogique) pure tout être humain vaut tout être humain. Et dans le monde réel, le nôtre , le seul, toute valeur humaniste – c’est-à-dire propre à l’humanité comme telle- est une réalisation concrète de l’idée d’égalité , à commencer par celle de justice .
Le principe de réciprocité nous invite à adopter sur notre propre action le « point de vue de toutes parts ». Il nous invite à nous mettre à la place de tous ceux à qui nous pourrions nous adresser. C’est le principe suprême de la raison ( dialogique) pratique et donc de l’éthique laquelle condense les deux sens du « bien » : bonheur et moralité. » p 237/238
La thèse humaniste , universaliste est ainsi démontrée : ».. le bien de l’homme et l’égalité de tous les êtres humains se déduisent de l’être humain, animal dialogique » p238
En résumé : tout être humain est , en tant qu’être humain porteur d’une valeur qui est la raison dialogique et c’est l’actualisation de cette raison dialogique qui constitue son bien .La reconnaissance par tous de ce qui fait l’humanité de l’homme est la condition de la réalisation de fait de la communauté éthique que peut constituer l’humanité ( l’ensemble des êtres humains) .
L’être de l’humain constitue sa valeur.
François JULLIEN
Philosophe, helléniste , sinologue , F.Jullien est l’auteur d’une œuvre qui est sans aucun doute l’une des voies royales pour aborder la question de l’universel. Le face-à-face qu’il nous propose entre la pensée occidentale ( où la Grèce , bien évidemment a la place qui lui revient , la première) et la Chine lui permet de mettre au point des concepts importants et , pour ce qui nous concerne , de livrer une conception de l’universel marquée par cette confrontation .
Plusieurs ouvrages abordent cette question. Citons : « De l’universel , de l’uniforme , du commun et du dialogue entre les cultures »( DLU) ; « L’écart et l’entre . leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité »(LEC) ; « Le Pont des singes. De la diversité à venir »(LPS) ; « Il n’y a pas d’identité culturelle »(PIC).
La question de l’universel est posée à partir de la pluralité des cultures. Cette pluralité des cultures ne doit-elle pas nous convaincre qu’il n’y a pas d’universalité possible, qu’il faut abandonner cette idée , cet idéal , idéal au demeurant occidental comme le souligne F.Jullien ?( comme il faudrait abandonner le concept de Droits de l’Homme » ?) Il n’y aurait , au fond , que « des humanités » Telle n’est pas la thèse de F.Jullien
Il faut commencer par se défaire de quelques idées relatives à l’universel :
-La première est que cette notion n’est en rien « universelle » comme on le pense habituellement , négligeant son « histoire » , nourrie de la philosophie grecque ( l’universel pensée comme exigence du logos), de la pensée juridique romaine ( l’universel pensé à partir de la citoyenneté), et de l’universalisme chrétien ( l’universel pensé à partir d’une même filiation avec Dieu).F.Jullien se demande d’ailleurs si l’on peut composer une histoire avec ces trois « plans ». Ne faut-il pas parler d’ « amoncellement » , « d’empilement » ? Toujours est-il qu’à négliger ce qui en serait « la géologie » ( « ce grand plissement de l’universel , tel qu’il domine désormais altièrement la pensée , s’est produit , nous le constatons, sous des poussées multiples qui sont au départ sans rapport entre elles et ont charrié des matières étonnamment disparates….. Force est de reconnaître que notre pensée de l’universel relève d’une histoire dispersée , en tout cas non centrée, composite , pour ne pas dire chaotique , et qui s’est sédimentée en une succession de plans dont la formation , quand on les considère en coupe , restent pour le moins hétérogène » DLU p 99/100) on pense , à tort , que cette notion d’universel , idéal occidental, est universelle .
– La deuxième est de croire qu’il y a , de fait , des notions universelles, des notions que l’on trouverait donc dans toutes les cultures , des invariants ou des équivalents. Il n’en est rien, montre F.Jullien
– La troisième est qu’il est vain, par conséquent , de chercher à penser le commun des cultures comme synthèse , dénominateur commun, fondement.
Faut-il abandonner pour autant cette notion d’universel ?
Il n’en est pas question.
-Il faut d’abord désoccidentaliser cette notion , c’est-à-dire ne pas confondre universel et universalisme, l’universalisme caractérisant toute conception de l’universel qui le considère comme un savoir au contenu parfaitement déterminé , ce qu’a fait la pensée occidentale : d’où un humanisme qui n’est , en fait qu’un ethnocentrisme .
« L’universel… est à concevoir à l’encontre de l’universalisme, celui-ci s’imposant souverain et croyant posséder l’universel » PID p27
« Quand on croit avoir atteint l’universel c’est qu’on ne sait pas ce qui manque à cette universalité » ibidem p26
L’universel n’est pas un « donné », quelque chose de constituée , définitivement. Il est « manque » un manque « jamais comblé » ( d’où l’idée qu’il est un « idéal »)
Il ne faut pas le considérer comme ce qui serait potentiellement présent dans chaque particulier ( le particulier/singulier s’opposant à l’universel) et qui constituerait un commun donné, ce que F. Jullien appelle un « fonds d’entente », ni le considérer comme un « contenu » parfaitement défini. Citons :
« Ni purement résiduel comme seul fond d’entente de tous les particularismes , ni se complaisant non plus dans le contenu figé d’aucun universalisme, l’universel est donc cette complétude manquante, ou ce continuel défectif, qui ne cesse de nous renvoyer à cette fonction…. du négatif . Il est cette force d’appel qui ne se contente d’aucun donné circonscrit comme il est, si vaste soit-il, mais , de l’intérieur de celui-ci, le tourne vers le débordement : dit autrement , il est cet effet d’évidement inscrivant au sein de toute limitation la nécessité impérieuse de son renoncement : c’est par lui que toute totalisation ne saurait s’accepter et se sécuriser comme telle, mais se rouvre sur l’illimité ; ou mieux : l’illimitable. Avec lui, l’horizon se dérobe encore et ne s’arrête sur aucun contour atteint. C’est pourquoi l’universel est moteur : dans la pensée mais aussi dans l’Histoire. Il est cet inconditionné en mouvement qui, reconduisant toujours plus loin la non exclusion, travaille à ce titre non seulement le champ des élaborations théoriques, mais aussi celui des configurations politiques : maintenant sous sa pression toute forme-structure-institution » DUL p 148
L’universel « maintient l’humanité en quête » p149
C’est cet universel qui empêche le commun de produire le communautarisme :
« Ainsi, c’est lui notamment qui tire après lui le commun et le promeut : grâce à lui le commun (du politique) ne s’enlise dans aucune appartenance établie , ne se confine dans aucun partage acquis mais est porté à s’étendre , comme on l’a vu en suivant l’histoire de la Cité, dans le sens d’un élargissement qui ne se connaît pas de fin… C’est lui l’universel, qui, par sa rigueur , de la logique à l’Histoire , pousse vers cette « communauté universelle » –civitas universa-des gens, des peuples, des Elus ; donc qui détourne le commun du communautarisme. Aussi , par delà tous les universalismes institués et satisfaits , l’universel garde-t-il un caractère émancipateur et subversif ( « insurrectionnel » comme le nomme justement Etienne Balibar) .. »p 149
Ce que s’applique à montrer F.Jullien en prenant l’exemple des Droits de l’homme. Ils ne sont pas universels dans le sens où ils constituent ce que possèdent de fait tous les êtres humains, il ne faut pas les considérer comme universalisables au sens où , apparus dans une certaine culture ils pourraient progressivement être étendus à toutes les cultures, ils sont universalisants . Comment faut-il entendre cela ?
« En traitant d’universalisant , j’ouvre une déviation dans nos mots en vue d’exprimer à la fois deux choses : (1) au lieu de supposer aux droits de l’homme une universalité qu’ils posséderaient d’emblée , par une sorte d’innéisme conceptuel, ou transcendantalisme, inspiré de celui de la nature humaine, l’universalisant donne à entendre, par son gérondif, que de l’universel s’y trouve en cours , en marche , en procès( qui n’est pas achevé) ; en voie de se réaliser ; (2) en même temps , au lieu de se laisser concevoir comme une propriété ou qualité passivement possédée, l’universalisant fait entendre qu’il est facteur, agent et promoteur : qu’il est lui-même vecteur d’universel, et non pas référence et sous la dépendance de quelque représentation instituée ; qu’il n’est plus à indexer , comme on le fait d’ordinaire , sur l’extension possible d’une vérité . J’entends donc par la capacité universalisante des droits de l’homme que ceux-ci engagent ou font lever de l’universel : que, à travers la lucarne particulière , historiquement et idéologiquement découpée , ils révèlent et mettent en œuvre le principe « régulateur » de celui-ci… » DUL p184/185
En ce sens les droits de l’homme « produisent un effet d’universel » servant d’inconditionnel ( telle est leur fonction d’arme ou d’outil négatif) au nom de quoi un combat a priori est juste , une résistance est légitime »DUL p 187
Si l’universel a une quelconque existence c’est en tant qu’il n’est pas donné, constitué .
Comment dès lors envisager la pluralité des cultures ? Comment maintenir l’idée d’universalité malgré la pluralité des cultures s’il n’y a pas d’universels transculturels , d’invariants culturels ? s’il n’y a pas un commun donné ? Comment penser l’universel relatif à une pluralité ?
La réponse de F.Jullien tient en quelques idées que nous allons tenter d’exposer brièvement :
La première consiste à repenser la pluralité des cultures. Il ne s’agit nullement de penser les cultures comme des blocs homogènes, ayant une identité qui fonderait leur différence .Le propre du culturel- et de toutes cultures donc,- est le pluriel.
« … le propre du culturel, à quelque échelle qu’on le considère, est d’être pluriel en même temps que singulier. Ou, pour le dire à l’envers, qu’il faut se défaire de la représentation commode, mais indélébilement mythologique elle aussi, selon laquelle il y aurait d’abord une unité-identité culturelle qui en viendrait ensuite, comme par malédiction ( Babel) , ou du moins par complication ( de par sa prolifération) , à se diversifier .. Je dirai plutôt que le propre du culturel est qu’il se déploie dans cette tension – ou cet écart- du pluriel et de l’unitaire : qu’il est pris dans un double mouvement contraire d’hétéro et d’homogénéisation, porté à la fois à se fonder et à se démarquer, à se désidentifier , à se conformer et à résister ; bref qu’il n’est pas de culture dominante sans que ne se forme aussi-aussitôt- de culture dissidente ( underground, « off » etc..).Car d’où le » culturel », si ce n’est précisément de cette tension du divers produit par écart le faisant travailler, et donc aussi continuellement muter , pourrait-il bien résulter » ?
.. le propre du culturel est de muter et de se transformer. ….. Une culture qui ne se transforme plus est une culture morte ( comme on parle d’une langue morte : une langue qui parce qu’on ne la parle plus, n’évolue plus) .La transformation est au principe du culturel » PID p45/46
« … de la culture ne peut exister uniquement au singulier , et (que) le pluriel, loin d’en ouvrir seulement une variation , lui est effectivement consubstantiel. »DUL p222
Il y a toujours double mouvement d’hétéro et d’homogénéisation :
« de la culture est toujours en train à la fois de s’homogénéiser et de s’hétérogénéiser ; de se confondre et de se démarquer ; de se désidentifier et de se réidentifier ; de se conformer et de résister ; de s’imposer ( de dominer) et d’entrer en dissidence. Les deux sont inséparables : l’extension jusqu’à l’abrogation des limites d’une part, le travail de la négativité d’autre part. Si le culturel ne cesse ainsi, sous cette tension, de se transformer , si c’est là son essence ( la langue chinoise le dit admirablement à sa façon : wen-shua, « culture-transformation ») c’est que la culture est essentiellement un phénomène d’altération … Non seulement le pluriel des cultures n’est donc pas à entendre sur un mode secondaire, comme ce qui ferait des cultures autant de modulations ou même de spécifications d’un phénomène unitaire. Plus encore : une culture qui deviendrait la culture, au singulier , que celui-ci soit celui d’un pays ou du monde entier , est d’avance une culture morte » DUL p222/223
Si le culturel « ne se manifeste en réalité qu’en tant que flux continu » ( DUL p 221) il faut donc se défaire de cette idée que les cultures ont une identité et se défaire de ce concept de différence qui permet d’en penser la pluralité.
F.Jullien lui substitue le terme d’écart.
« ..la différence s’entend du point de vue de la distinction , et l’écart du point de vue de la distance » DUL p228/229
La notion de différence va de pair avec celle d’identité – « .. la différence … a son sort lié à l’identité » PID p40- , tandis que la notion d’écart « fait sortir de la perspective identitaire : il fait apparaître , non pas une identité , mais ce que j’appellerai une « fécondité ou, dit autrement , une ressource » PID p41. Le concept d’écart instaure une distance entre les cultures, ce que F.J appelle un « entre », , qui invite à penser sa culture par rapport à l’autre et l’autre par rapport à soi, non dans une comparaison semblable à celle entre deux objets dont l’identité serait donnée, mais dans un travail de réflexion qui est un travail de « prospection », d’ « exploration » , d’ « exploitation ».
F.Jullien dit de l’écart qu’il est un « concept exploratoire , à fonction heuristique » , qu’il est « un concept aventureux ». Il invite à explorer non pas les identités mais ce qu’il appelle les « fécondités », les « ressources « des cultures , dans un processus dont il est difficile de déterminer la fin, pour peu que l’on fasse « travailler les écarts » ( ce qui définit son travail selon lui).
Ce travail d’exploration conduit à ce que F.J appelle un « auto-réfléchissement de l’humain ».
Pourquoi « humain » et point « homme » ? Et qu’est-ce que cet auto-réfléchissement ?
« Humain » plutôt qu’ »homme » pour éviter d’enfermer l’humain dans une définition, une essence , et donc produire un universel qui ne sera qu’un universalisme de plus.
Si l’humain est ce qui fait l’homme (« « humain » est ce qui exprime les traits propres de l’homme » DUL p 259), le mot « humain » est un « concept ouvertement exploratoire ». L’ « humain » est ce qui se manifeste dans la pluralité des cultures , ce à quoi l’ « homme » est confronté comme à ses possibilités et ses ressources
« Il n’existe d’ « homme » , à proprement parler, que ce qui, de lui, s’est essayé , aventuré , écarté de façon diverse, et dont la diversité des cultures est le déploiement » LEC p45/46
Il faut donc entendre cet auto-réfléchissement de l’humain de la façon suivante : « l’humain se réfléchit- à la fois se mire et se médite- dans ses vis-à-vis divers Il se découvre à travers les facettes qu’en éclairent et qu’en déploient les multiples cultures , se dévisageant patiemment entre elles…. » DUL p262/263
Pour le dire simplement , si je veux savoir ce qu’il en est de l’humain , il ne s’agit pour moi que d’explorer la pluralité des cultures.
Ainsi l’universel ne disparaît pas mais il faut le repenser autrement :
« A défaut par conséquent de pouvoir s’appuyer sur quelque universalité donnée, quelle autre source d’information touchant l’humain pouvons-nous exploiter que celle d’une enquête minutieuse de ses possibles essayés, diversement développés et, donc de l’écart apparu entre les cultures ? »DUL p262
L’humain de l’homme se trouve donc dans la pluralité des cultures et l’universel ne se trouve dans aucune des cultures : il est ce qui maintient la pluralité dans un dialogue qui n’existe que du fait de l’écart maintenu et qui ne peut avoir lieu pourtant que du fait de ce que F.Jullien appelle une « communicabilité dans l’intelligible » »DUL p 213
C’est cette communicabilité dans l’intelligible, qui constitue le commun de l’humanité :
« C’est dans ce pouvoir être , à développer, et non pas dans quelque condition préalable , qu’est le commun. Je peux apprendre à apprécier des œuvres d’art de toute époque et de toute tradition, et communiquer avec elles , même quand les exigences affirmées de leur production s’ignorent ou sont opposées » DUL pg 213
Le commun n’est rien qui soit enfermé dans des limites :
« Le commun n’est pas fond, comme on parle du fond d’une caisse ( fundus) apparaissant enfin quand on a tout retiré : quand on aurait retiré – abstrait- toutes les différences entre cultures ; mais il est fonds ( fons) au sens de possible à exploiter : au sens de cet indéfiniment partageable, et ce par et dans une commune intelligence, donnant ainsi lieu , par débordement continu, à une compréhension qui dépasse – ne cessera de dépasser , en les intégrant , toute frontière et tout particulier . Seule une telle communicabilité dans l’intelligible , non pas qu’on croit donnée , mais en procès , maintiendra ce commun ouvert »DUL p 213
L’intelligence est « cette ressource commune , toujours en développement ainsi qu’indéfiniment partageable, d’appréhender des cohérences et de communiquer entre elles » DUL p 216 Elle renvoie à ce que F.Jullien appelle « le sens commun de l’humain » DUL pg 158
C’est cette intelligence , ce sens commun de l’humain qui sont sollicités dans le dialogue. Dialogue certes , qui peut n’être qu’un rapport de force ou deux monologues mais , lorsqu’il est véritable dialogue ,est en lui-même opératoire. Opératoire, « simplement parce que, pour dialoguer, chacun doit impérativement déclôturer sa position, la mettre en tension et l’instaurer en vis-à-vis.Non donc que chacun serait porté par une finalité d’entente, ou que la logique du dialogue révèlerait un universel préétabli, mais parce que tout dialogue est uns structure efficient-opérante- qui oblige de facto à réélaborer ses propres conceptions, pour entrer en communication et donc aussi à se réfléchir » DUL p248
Dans Il n’y a pas d’identité culturelle F.Jullien explique de façon exhaustive cet aspect du dialogue , ce qui en fait le caractère opérant :
« Dia, en grec , dit à la fois l’écart et le cheminement . Un dia-logue est d’autant plus fécond, savaient déjà les Grecs , qu’il y a d’écart en jeu ( tel le si puissant dialogue entre Socrate et Calliclès) ; sinon on dit plus ou moins la même chose , le dia-logue tourne au monologue à deux, et l’esprit n’y progressera pas. Mais dia dit également le chemin traversant un espace , celui-ci même pouvant offrir une résistance .Un dia-logue n’est pas immédiat , mais prend du temps : c’est progressivement , patiemment , que les positions respectives- écartées et distantes comme elles sont- se découvrent l’une à l’autre , se réfléchissent l’une par l’autre et élaborent lentement les conditions de possibilité d’une rencontre effective. Face à quoi logos dit le commun de l’intelligible, celui-ci étant paradoxalement , de ce dia-logue , à la fois la condition et la visée .C’est-à-dire que, au travers même des écarts , s’engendre un commun tel que, chaque langue et chaque pensée , chaque position , se laissant déborder par l’autre , une influence mutuelle peut émerger dans cet entre devenu actif- et ce même si elle n’est jamais complètement réalisée ( ce que dit ce potentiel de l’intelligible). Commun qui n’est pas de résorption des écarts ni d’assimilation forcée , mais qui , par cette tension interne aux écarts donnant à travailler , est produit : non pas imposé ou tenu pour donné d’emblée , mais promu » PIC p 85/86
En quelle langue dialoguera-t-on ? Dans aucune des langues des interlocuteurs .
C’est la traduction qui sera « la langue «logique du dialogue .Ou, pour reprendre une formule célèbre , mais en la transférant de l’Europe au monde , la traduction doit être la langue du monde. Le monde à venir doit être celui de l’entre-langues : non pas d’une langue dominante , quelle qu’elle soit , mais de la traduction activant les ressources des langues les unes par rapport aux autres. A la fois se découvrant les unes par les autres et se mettant au travail pour donner à passer de l’une à l’autre … La traduction .. est la mise en œuvre élémentaire et probante du dialogue. Elle en laisse paraître l’inconfort , le caractère non définitif , toujours en reprise et jamais achevé . Mais aussi ce qu’il a d’effectif : un commun de l’intelligence s’élabore dans son entre et vient s’y déployer » DIC p 89
« La traduction, à mes yeux, est la seule éthique possible du monde « global » DUL p248 Elle est l’acceptation de la pluralité , d’une pluralité non pas vécue comme un désastre, mais comme la condition même de la possibilité du dépassement propre à l’universel.
Et d’insister sur l’importance de maintenir l’écart, sans lequel il ne pourrait y avoir d’entre ni d’autres, et de lutter contre l’uniformisation qui menace
C’est sciemment que nous avons voulu rapprocher ces deux auteurs dans une réflexion sur l’universel . On soulignera en particulier l’importance que tous les deux donnent au dialogue et au langage, et , par conséquent à la pluralité ( des individus ou des cultures). Tout être humain , par le fait qu’il est humain , a la possibilité de comprendre tout autre être humain et l’existence de l’Autre est la condition même de mon humanité . Nous sommes des êtres de dialogue , dialogue qui est une véritable mise à l’épreuve de notre capacité à chercher , à explorer en nous et en l’Autre les ressources nécessaires pour comprendre l’Autre, sachant , comme le souligne F.Jullien ,que la compréhension est potentielle et pourrait bien le rester.
F.Jullien nous permet de comprendre à quel point l’humain qui constitue notre humanité , notre être n’est rien qui soit enfermé dans des limites parfaitement définissables, mais qu’il a la qualité d’être humain par le seul fait qu’il dialogue ou qu’il peut dialoguer. C’est sans doute ce qu’il appelle le sens de l’humain. Ce sens de l’humain est , pour reprendre une formule qu’il utilise pour parler des cultures et de ce qui maintient une certaine unité dans leur histoire , un « fonds d’entente « , un quelque chose qui , quelque part ,permet une certaine intelligibilité.. Pas une nature humaine,pas une essence de l’homme, mais ce fonds sans fond qui peut laisser espérer que nous y trouverons les ressources nécessaires pour dialoguer , nourrir le dialogue , le maintenir.
Cette fragilité de l’humain, de l’humanité en nous ne peut qu’interpeller , d’autant plus que l’histoire a montré et continue de montrer qu’elle est bien réelle . Comment ne pas reconnaître que la limite de l’humain en nous est franchie dès lors que le dialogue a disparu , c’est-à-dire l’Autre ? qu’il n’est plus l’Autre ?
Fragilité de l’universel qui disparaît dès lors que le dialogue a disparu , que le sens de l’humain, le commun de l’intelligible ont disparu. Dès lors que la domination est ce que l’on vise.
Le cosmopolite ne peut que s’interroger sur cette fragilité de ce sens humain sans lequel la Cité des êtres humains ne saurait exister . Il sait , bien sûr, que la pluralité est sans arrêt menacée parce qu’elle est menaçante pour tout un chacun qui veut dominer. La domination rejette le dialogue .Elle ne s’accommode pas de l’Autre dont il faut en permanence faire un ennemi pour l’abattre.
Par où l’on comprend que le cosmopolitisme est la condition sine qua non de l’existence de l’humanité et que le cosmopolitisme exige que l’on cherche à ne pas rompre le dialogue.
Comment voir le sujet à venir , se demande F.Jullien , ou si l’on préfère une formulation plus commune,l’homme de demain ?
« .. je vois un tel sujet à venir comme un sujet qui n’est plus inféodé : prisonnier d’une vérité particulière , vérité – « bocal », s’énonçant de façon dogmatique et, comme telle, exclusive ; ni non plus dé-territorialisé , à l’inverse , coupé qu’il serait alors du local et du singulier- d’une langue, d’une culture et d’un paysage. Mais je le vois comme un sujet agile ou disons « alerte » ( le contraire d’ « inerte », i.e sans art et donc léthargique) ; circulant à partir d’une langue et d’un certain milieu , parmi d’autres langues et d’autres milieux, et puisant aux ressources des uns et des autres. Ni mélangeant ( confondant) le divers des cultures et des formes d’intelligence , ni non plus , ce qui revient au même, le réduisant à une version consensuelle et déclarée plus « tolérante » : puisqu’une forme culturelle est significative par ce qu’elle produit d’écart et de singulier et , par conséquent , d’inventif. Mais il aura fait sortir le divers des pensées de leur exclusive initiale pour les faire contribuer à un commun de l’intelligence – en quoi consiste effectivement le » dia-logue » ». PIC p91/92
Ce sujet à venir, tel qu’imaginer par F.Jullien , définit le sujet cosmopolite tel qu’il m’arrive de l’imaginer, dont tout le travail consiste précisément à dia-loguer et à faire dia-loguer . Un monde humain est à ce prix.
