Revenir à soi 1

La lecture d’ouvrages consacrés à l’éthique n’ aura  un intérêt autre que purement intellectuel que si elle conduit à s’interroger sur ou à interroger sa propre vie. 

La vie quotidienne, à laquelle personne ne peut échapper, donne rarement lieu à une réflexion approfondie  et méthodique.

Comme l’écrit excellemment G.Perec dans  « L’infra-ordinaire » :

« Ce qui nous parle, me semble-t-il, c’est toujours l’évènement, l’insolite, l’extra-ordinaire : cinq colonnes à la une, grosses manchettes. Les trains ne se mettent à exister que lorsqu’ils déraillent, et plus il y a de voyageurs morts, plus les trains existent ; les avions n’accèdent à l’existence que lorsqu’ils sont détournés ; les voitures ont pour unique destin de percuter les platanes : cinquante-deux week-ends par an, cinquante-deux bilans : tant de morts et tant mieux pour l’information si les chiffres ne cessent d’augmenter ! Il faut qu’il y ait derrière l’évènement un scandale, une fissure , un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu’à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était toujours  anormal : cataclysmes naturels ou bouleversements historiques , conflits sociaux, scandales politiques…

……

Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste , où est-il ? »

 Qu’est-ce que c’est ce qui se passe vraiment ? C’est « le banal , le quotidien , l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel.. »

« Interroger l’habituel. Mais justement nous y sommes habitués. Nous ne l’interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s’il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s’il n’était porteur d’aucune information .Ce n’est même plus du conditionnement, c’est de l’anesthésie. Nous dormons notre vie d’un sommeil sans rêves »

C’est le même constat que fait B . Bégout , à propos du quotidien         ( « La découverte du quotidien ») expliquant que si le quotidien ne nous interroge pas c’est qu’il passe pour être « l’air le mieux connu de mon existence , cette mélodie intime que tout mon être fredonne à chaque instant de sa vie »(18)

Le quotidien représente «  ce monde bien connu au sein duquel je vis , agis , agis et pense dans une ambiance familière. Pourquoi dès lors s’attarder à interroger    le quotidien , puisque lui-même ne se remet pas en question et vit dans une complète insouciance ? »(18)

Et de faire le constat que la philosophie , même lorsqu’elle parle du « monde de la vie » passe à côté du quotidien ( l’ouvrage de B.Bégout essaie de combler cette lacune philosophique et il le fait avec brio).

Or il importe plus que tout, pour que l’éthique soit autre chose qu’une belle spéculation intellectuelle, qu’elle modifie, transforme la vie quotidienne , qu’elle amène le lecteur à interroger sa vie, à la juger.

Au lieu de parler du Bien , du Juste etc, et de nourrir sa réflexion d’exemples, comme le fait habituellement la philosophie , il me semble que la meilleure  démarche est de revenir à soi.

« Revenir à soi » , cette expression je l’entends en deux sens :

-faire retour à soi après s’en être éloigné. Eloignement métaphorique évidemment, qui est à peu près ce que Pascal appelait « divertissement » : pris par les tâches quotidiennes, les soucis de tout ordre, les « obligations » de toute nature, nous n’avons guère le temps de nous interroger sur qui est l’homme qui mène cette vie et sur le sens de ses activités .

-revenir à soi, dans un second sens , c’est reprendre conscience ( connaissance) :  nous menons notre vie dans une sorte d’inconscience engendrée précisément par le manque de réflexion ( retour sur soi )

Si les moralistes font souvent sourire ( ou rire ou pleurer, tout dépend du tempérament que l’on a…) c’est qu’ils semblent ignorer le fossé qu’il y a entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font.

Il me semble donc que la meilleure méthode est de partir de sa vie quotidienne, de l’interroger , de savoir qui est l’homme qui la mène , le sens qu’elle a . Qui suis-je et qu’est-ce que je fais ?

G.Perec , dans son livre « L’infra-ordinaire » intitule un texte

« tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante quatorze »

On pourrait imaginer quelqu’un notant , jour après jour, les heures à laquelle il se lève et se couche, les activités du jour, ce qu’il mange etc..

Sans m’être livré longtemps à cet exercice j’ai pu constater – c’est trivial de le dire- que ma vie était très répétitive, que les changements n’avaient pas une grande amplitude, que lorsque je partais en vacances tout était bien pensé pour que la vie quotidienne ne subisse aucune rupture catastrophique etc. Ma vie quotidienne limite les imprévus perturbants, les manques douloureux ( se retrouver sans nourriture etc. )

J’ai pu constater que je « comptais » sur un environnement habituel , sans surprise malheureuse : un habitat qui ne s’est pas effondré pendant la nuit, une voiture qui démarre quand j’en ai besoin etc..

Je suis très heureux de retrouver à côté de moi, le matin ,mon épouse qui s’est couchée à côté de moi le soir du jour précédent

Je sui très heureux de pouvoir chaque jour acheter mon pain dans ma boulangerie habituelle .

Ma vie confirme les analyses de B.Bégout qui montre que la quotidianisation de la vie consiste à se donner, à se construire un « monde » qui évite l’angoisse , l’inquiétude permanente , la peur de manquer , l’insécurité. Pour éviter sentiments et émotions négatifs on organise sa vie , on  fait les choix qui s’imposent , on fait ce qu’il faut pour ne manquer de rien d’essentiel à la vie quotidienne ( peut-on s’étonner de voir les gens se ruer dans les magasins pour faire provision de riz, pâtes etc.. quand ils savent qu’il pourrait y avoir pénurie ou qu’ils pourraient se retrouver confinés ?

Quel intérêt pour la réflexion éthique ?

L’intérêt majeur est que la vie quotidienne fait exister un monde, chacun le sien , même si ces « mondes » se ressemblent beaucoup.Le monde dans lequel nous vivons n’est pas sans nous, même si nous n’en sommes pas les auteurs : « mon monde » est fait à partir du monde  que j’ai trouvé là, et j’entends par monde , tout ce qui résulte de l’activité des hommes qui ont modifié la nature. Les villes et villages, avec leurs rues , leurs places , leurs magasins etc.. J’en « use » quotidiennement, , comme tout un chacun  . Ma vie , « mon monde » sont  indissociables de ce monde , indissociables des autres « mondes »  et  nous tous sommes responsables de ce monde pour autant que nous en usons pour vivre .

Une boulangerie sans clients disparaît, une médiathèque sans lecteurs disparaît , etc..Moi , lecteur,   avec d’autres , je fais vivre les librairies, les bibliothèques, les commerces de tout genre..

On doit à l’écologie de nous avoir fait prendre conscience que nous sommes indissociables d’un monde et du monde et d’avoir souligné notre responsabilité

Revenir à soi c’est donc prendre acte de notre responsabilité et nous demander ce que nous pensons de notre «  monde », c’est-à-dire de cette vie quotidienne qui est la vie qui importe .

On n’aura pourtant pas fait l’essentiel tant que l’on n’aura pas pris conscience de  ce que peut signifier chacun de nos actes . Il n’y a pas de boulangers sans agriculture et sans agriculteurs, pas de concessionnaires automobiles sans industrie automobile, sans industrie .. etc..

Et comme on a pu en prendre conscience très clairement avec la pandémie, par nos achats nous sommes liés à d’autres pays, dont nous dépendons , que nous faisons vivre .Le commerce international existe..

Chacun, pour peu qu’il réfléchisse un peu , comprendra  que sa responsabilité dans l’état du monde est plus grande qu’il ne le pense habituellement.

La question : « quel monde voulons-nous au juste? » n’a rien d’abstrait, parce que le monde n’est pas une abstraction.

Si la réflexion éthique veut  être autre chose qu’un travail purement intellectuel, elle doit être une interrogation sur nos vies quotidiennes, prendre conscience que nos vies sont liées à toutes les vies , humaines ou non.Elle ne peut éviter la question de l’importance de l’humanité , de sa « durabilité » ( en quoi la survie de l’humanité a-t-elle une quelconque importance ?)

Penser sa vie c’est mettre de la pensée dans sa vie quotidienne, c’est penser sa vie quotidienne .