Du politique et de la citoyenneté

Le succès du populisme , qui menace sérieusement la démocratie, et le fréquent appel à une citoyenneté active , m’ont amené à chercher dans l’histoire de la Grèce antique les évènements , les évolutions qui ont donné naissance au politique et à la citoyenneté.

L’histoire de la Grèce , des cités grecques , de la civilisation grecque est l’objet d’innombrables ouvrages savants , auxquels on pourra se reporter pour aller plus loin dans la compréhension de cette naissance  , dont l’importance n’est plus à souligner. ( et pour éviter tout ethnocentrisme on suivra les conseils  de M.DETIENNE dans « Comparer l’incomparable  » : aller voir ailleurs!).  Dans ce qui suit je me suis référé à l’ouvrage de C.MEIER « La naissance du politique » qui rend compte de la genèse de cette nouvelle dimension de l’existence , la dimension politique ou autrement dit , de la citoyenneté.

Ce que ce livre savant permet de bien comprendre c’est que le politique naît comme solution aux problèmes sociaux  auxquels sont confrontés les cités grecques , problèmes  dûs   au développement et aux transformations rapides qui les affectent.

La naissance du politique est celle de la citoyenneté, du pouvoir de prendre des décisions qui concernent la cité tout entière – pouvoir qui appartient à la communauté des citoyens et pas seulement à une partie des groupes sociaux qui constituent la cité.

La naissance du politique est la naissance d’une nouvelle forme d’existence , qui ne sera jamais aussi aboutie qu’à Athènes, dans la démocratie athénienne où le peuple exerce le pouvoir , chacun étant à la fois gouvernant et gouverné. C.Meier n’oublie nullement que la communauté des citoyens exclut bien des habitants de la cité ( les femmes entre autres..) mais il s’agit pour lui de bien faire comprendre que le politique n’est pas le social , et que si l’on ne peut plus distinguer les deux à Athènes c’est que précisément l’identité sociale des athéniens est politique: la  politeia désigne à la fois la communauté des citoyens et la constitution de la cité , la Cité étant identique à sa constitution politique. A Athènes , les athéniens se définissent par la citoyenneté, par ce pouvoir de faire de la politique , c’est-à-dire de prendre les décisions qui concernent la totalité de la communauté des citoyens.

Citons quelques passages qui permettent de bien saisir le sens de la citoyenneté:

  • Le premier concerne les effets de la réforme de Clisthène:

« d’une part , des cercles relativement larges devaient lui réserver une part relativement grande dans leurs pensées , leurs plans et leurs actions: aux rapports immédiats de la vie quotidienne , comme la famille, le travail, l’amitié , le voisinage, les relations  économiques et la communauté de culte , vint s’ajouter la participation directe à la vie nouvelle de la polis. D’autre part , on considéra , par la suite, les citoyens bien plus comme les citoyens que les habitants des villes ou de la campagne , des nobles, ou des paysans , des artisans ou des résidents de colonies. On souligna avec insistance une qualité par laquelle  – et par laquelle seulement- tous étaient égaux. Car ce n’est pas l’égalité sociale que l’on recherchait mais une égalité purement politique, purement « civique », créée par la cité.

Mais dans la mesure où les citoyens dans la nouvelle acception du mot se comprenaient maintenant à partir de la cité , la cité dans ce nouveau sens du mot, commençait à être composée de citoyens » ( pg 103/104)

  • le deuxième explique bien ce qu’est la politeia :

« .. la polis s’identifait à la communauté des citoyens, à la politeia.et cette communauté décidait de la constitution, et la politeia a donc pu signifier l’une et l’autre sans qu’il soit possible de séparer clairement les deux acceptions; ainsi la communauté était la constitution, elle ne l’avait jamais été à ce point auparavant , et ne le serait jamais plus » ( pg 187)

-Enfin ce passage qui souligne l’essentiel dans cette naissance :

« mais ce qui est décisif sur le plan de l’histoire universelle, c’est qu’à cette époque et pour la première fois si ce n’était qu’à l’intérieur de la communauté des citoyens -la chose publique était vécue dans l’intérêt du plus grand nombre, celui des gouvernés, indépendamment de leur statut, de leur fortune et de leur éducation »(pg 189)

Ce livre permet de diagnostiquer  facilement ce qui mine nos démocraties : le fait que les citoyens n’ont en fait presque pas de pouvoir , pour ne pas dire aucun, que par conséquent ils ont le sentiment que leur vie leur échappe et que l’histoire se fait sans eux. La démocratie représentative a dépossédé peu à peu les citoyens de leur pouvoir d’écrire l’histoire, d’y participer activement. Quand M.Thatcher dit  qu’il n’y  a pas d’alternative ( « There is no alternative ») ; cela signifie que l’histoire est un processus qui nous échappe, un destin. Au lieu de penser qu’il peut y avoir une autre histoire que celle qui s’écrit sous la férule de la mondialisation et de la financiarisation de la planète, on préfère soumettre le peuple  aux intérêts de quelques privilégiés , le 1% qui se partage 90% de la richesse mondiale. On en voit aujourd’hui les conséquences : les peuples se jettent dans les bras de quelques apprentis dictateurs – ou de dictateurs accomplis- qui leur font croire qu’avec eux et à condition qu’ils ne disent rien et se laissent mener comme un troupeau de moutons, les lendemains chanteront. On peut être certain qu’ils chanteront faux!

Comment ne pas faire le rapprochement entre notre situation de citoyens d’un des pays qui passent pour être une « vraie » démocratie, avec ce que V.Havel écrit dans « Histoires et totalitarisme ».(voir « Ecrits politqiues ») Il s’agit pour lui de montrer qu’un système totalitaire , l' »ordre  » qui le caractérise et l’idéologie qui en constitue l’armature , sont  une négation même de l’Histoire et, partant , de la vie.Pour qu’il y ait  Histoire ( ou récit » il faut  qu’il y ait de l’imprévisibilité , du mystère, qu’il se passe quelque chose , c’est-à-dire qu’il y ait des évènements :

« La logique du récit , écrit-il, est analogue à celle du jeu : c’est la logique d’une tension entre connu et inconnu, entre règle et hasard , entre nécessité et imprévisibilité ( imprévisibilité par exemple de ce que va provoquer la confrontation de nécessités d’ordre différent ). Jamais nous ne savons à l’avance avec certitude  ce qui va se dégager de la confrontation de départ , ce qui va intervenir en son sein , sur quoi elle va déboucher ou se terminer; nous ne savons jamais de manière claire ce que tel ou tel acte de l’un des joueurs va réveiller comme potentialité chez l' »adversaire » , et à quel acte ce dernier va être incité. Ne serait-ce que pour cette raison, la dimension essentielle de tout récit est le mystère. A travers le récit , ce n’est pas un sujet détenteur de vérité qui nous interpelle , c’est le monde humain qui se révèle à nous comme le terrain fascinant de rencontre attirant de nombreux sujets différents ( pg 166)

Or dans un système totalitaire il n’y a qu’un sujet central unique et monopoliste, détenteur de toute vérité et de tout pouvoir ( comme une sorte de « raison de l’Histoire « institutionnalisée), qui devient le sujet unique de toute action sociale. Cette dernière cesse d’être le terrain de confrontation de différents sujets plus ou moins autonomes pour devenir simple manifestation et accomplissement de la vérité et de la volonté du sujet unique.Dans un monde dominé par ce principe , il n’y a pas de place pour le mystère » ( pg 166)

Avec la disparition de l’événement  disparaissent  l’Histoire et le sentiment d’historicité  et avec la disparition de l’imprévisibilité disparaît le sens.

Dans une société totalitaire il s’agit précisément de faire en sorte que rien ne se passe , il faut la stabilité à tout prix. Mais c’est l’idéologie marxiste qui, en réalité ,   en se présentant comme une science de l’histoire, la nie:

« L’idéologie a donc dévoilé la nécessité historique de ce qui devait se passer , et en même temps sa propre nécessité, en tant qu’elle venait accomplir cette nécessité. En d’autres termes , l’Histoire a trouvé son sens définitif . mais est-ce que l’Histoire, lorsqu’elle a trouvé son sens  a encore un sens? a-t-elle encore quelque chose à voie avec l’Histoire? »

L’idéologie , prétendument fondée sur l’autorité de l’Histoire, devient le plus grand ennemi de l’Histoire » ( pg 170)

Et si l’Histoire veut manifester sa réalité contre l’idéologie , l’idéologie doit faire en sorte que cette histoire n’existe pas , la réprimer.

Or l’Histoire est la vie elle-même, dans son imprévisibilité et son mystère.

V. Havel explique par là ce qu’il appelle « l’asthmatisation » de la société tchécoslovaque , le fait qu’il ne s’y passe rien , que le pouvoir fait tout pour que rien en se passe:

« On peut dire que l’asthmatisation  » actuelle de la société n’st que la continuation naturelle de la guerre que la suffisance intellectuelle a autrefois déclarée à l’Histoire et, ce faisant , à la vie elle-même »

On peut dire que l’ennui est passé des manuels d’Histoire dans le destin de la nation » ( pg 171)

On dira que nous ne sommes pas dans ue société communiste totalitaire.C’est la réalité , mais que signifient les propos de M.Thatcher si ce n’est qu’il y a un sens de l’Histoire , qu’on le connaît , et qu’il suffit de s’y soumettre , ce sens de l’Histoire étant dicté par la loi du Marché, au fond celle du néo-libéralisme ( ou de l’ultra-libéralisme)?Il n’y a rien à faire  si ce n’est subir , accepter , accepter l’accroissement des inégalités , les vies brisées , les suicides , les vies médiocres…

Si les peuples se détournent de la politique, ce qui est tout bénéfice pour des hommes et des femmes qui se disent « politiques » alors qu’ils  ne font plus de politique , c’est que la politique  n’existe plus , parce que le citoyen est dénué de pouvoir .

La voie de la démocratie est celle de la citoyenneté , et la citoyenneté est le pouvoir de décider ensemble des solutions à apporter à l’organisation du monde dans lequel on veut vivre.

 

 

 

 

 

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