Vaclav HAVEL : de la citoyenneté . Ethique et politique

 

C’est la lecture des textes dits politiques ( ceux qui ont été rassemblés sous le titre « Essais politiques » chez C.Levy) de V .Havel  – dont notamment « Le sens de la Charte 77 » et «  Le pouvoir des sans pouvoirs » – qui m’ont permis  de comprendre le sens et l’importance de la citoyenneté : plus que la  dimension politique de l’existence , entendue dans son sens habituel, la condition d’une existence   vraiment humaine , c’est -à-dire  une vie qui ne sacrifie pas l’éthique à ce que V.Havel dénomme «  attitude « pragmatique »   ( p.49 .Le sens de la Charte77). Ce sont  ces  idées que le citoyen et l’homme ne font qu’un , que l’éthique et la politique trouvent leur unité dans le civisme , qui n’est que la citoyenneté en acte  – idées qui n’ont rien de vraiment originales  mais qui  , chez V.Havel, ont la force des  idées qui se nourrissent d’une expérience vécue – ici celle d’une société totalitaire – qui  m’ont  permis de comprendre l’importance que l’on attribue à la citoyenneté comme arme pour lutter contre les attaques dont est victime la démocratie, de lutter contre les populismes et toutes ces nouvelles formes de démocraties  qu’on appelle illibérales ou souveraines, et qui consistent toujours – comme on l’a vu avec les dites démocraties populaires- à réduire la citoyenneté , voire à la nier.

Rappelons rapidement que V.Havel était citoyen tchécoslovaque à l’époque où il a connu le communisme – il serait  tchèque aujourd’hui – , qu’il est un des grands dramaturges tchèques  ,  qu’il est , avec d’autres, à l’origine de la Charte 77  et qu’il fut le premier président de la Tchécoslovaquie après la chute du communisme.

Il n’était pas dans les projets  de V.Havel de faire carrière dans la politique, d’être un  politicien professionnel rêvant de devenir chef d’Etat.  Son histoire est celle d’un citoyen tchécoslovaque qui, un jour, a décidé  de dire non à une vie dans le mensonge , a décidé de vivre dans la vérité.

La « vie dans le mensonge » est  celle que l’idéologie impose aux citoyens tchécoslovaques s’ils ne veulent  pas subir enfermement , torture, éventuellement liquidation, s’ils veulent  simplement vivre tranquilles, voire obtenir quelques satisfactions dans un système qui ne satisfait l’individu qu’ à condition que l’individu le serve.

Comme l’explique V.Havel, l’idéologie est le pilier de cette société que V.Havel appelle « post-totalitaire «  pour la différencier des dictatures  « classiques »    . Elle est le mensonge auquel il est nécessaire de se soumettre si l’on veut éviter la prison etc..Mais à quel prix ?

Dans sa « Lettre ouverte à G.Husak », V.Havel décrit l’état de cette  société post-totalitaire:

« Dans quel état se trouve plongée une société dont les dirigeants ont pour seul objectif l’ordre superficiel et l’obéissance de tous sans égard pour les moyens employés et le coût de l’opération ?

Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour comprendre qu’une telle situation ne peut mener à rien d’autre qu’à l’érosion progressive de toutes les valeurs , de toutes les normes morales, la disparition de tous les critères du convenable et la diminution de la confiance en des valeurs comme la vérité , les principes, la sincérité , le désintéressement , la dignité et l’honneur.

On aboutit ainsi à une vie purement végétative , à une démoralisation en profondeur , qui résulte de la perte de tout espoir et de la crise de la croyance dans le sens de la vie. Cela confère une nouvelle actualité au caractère tragique de la situation de l’homme dans la civilisation technicienne qui coïncide avec la disparition de l’absolu de notre horizon ; j’appellerai cela crise de l’identité humaine ; un système qui exige aussi implacablement de l’individu de n’être pas lui-même , peut-il freiner la décomposition de son identité ?

L’ordre a été rétabli , au prix de l’asservissement de l’esprit , de l’insensibilisation du cœur et du vide de l’existence . En apparence c’est la consolidation , au prix d’une crise spirituelle et morale de la société »( p 22 . Lettre ouverte à G.Husak)

Et aussi :

« A la suite de l’intervention des troupes du pacte de Varsovie en 1968, tout ce qu’on avait solennellement juré d’enterrer à tout jamais, tous les aspects grossièrement inhumains du système qu’on avait publiquement décriés ont aussitôt amorcé un retour en force. Les rétablisseurs de l’ordre se sont mis au travail sans se gêner, et les simples citoyens ont très vite perdu l’habitude de s’étonner de rien. La société tchécoslovaque., épuisée par son récent essor et déçue par les résultats , est tombée du jour au lendemain dans une profonde léthargie. Face à la remise en place du système totalitaire , presque tous ont renoncé à la possibilité  d’influencer la conduite des affaires . La grande majorité de la population a fui la sphère publique pour se renfermer entre les quatre murs  du privé , comme si plus personne ne croyait au sens d’un engagement civique. Pour qu’en effet nul ne doute de l’absurdité de toute résistance , les plus insoumis ont été traduits en justice et condamnés à de lourdes peines. La société s’est atomisée. Les représentants de la pensée et de la culture  indépendantes se sont retranchées chacun dans son particulier.La trame horizontale des rapports sociaux , seule à même de garantir la charpente d’une authentique vie publique ;, a été détruite. Le silence est tombé sur  le pays , l’immobilisme vide et sans histoire qui constitue le trait distinctif d’une société de consommation revue et corrigée par l’esprit totalitaire. Prenant la politique pour un jeu de dupes, les Tchèques et les Slovaques l’ont condamnée en bloc. Toutes les idéologies sont devenues suspectes , chacun ne connaissant que trop bien, par sa propre expérience quotidienne , la réalité amère qui peut se cacher derrière les belles en volées de la rhétorique. La solidarité , naguère si forte, s’est évanouie en fumée. La mauvaise herbe de  l’égoïsme a tout envahi .  La peur a établi sa domination sur tous les esprits  . On a accepté en silence la formule schizophrène de survie proposée par le régime, simulant le loyalisme au-dehors mais cessant au fond de soi-même de croire quoi que ce soit.

La société est entrée dans une crise qui, au-delà du seul domaine politique , était bien plutôt une débâcle éthique » (p44 . Le sens de la Charte 77)

La société post-totalitaire est une négation de la vie-idée que ne cesse de répéter V.Havel- et conduit à la démoralisation, à l’apathie , à l’indifférence :

« Il y a un gouffre béant entre les intentions du système et celles de la vie ; alors que, dans son essence , la vie tend à la pluralité , à la variété , à l’autoconstitution indépendante et à l’auto-organisation , tout simplement à l’accomplissement de la liberté, le système pos-totalitaire exige au contraire monolithisme, uniformité et discipline. Alors que la vie cherche à créer des structures « improbables » perpétuellement nouvelles, le système post-totalitaire impose au contraire les états les plus « probables » (p.75/76 Le pouvoir des sans-pouvoir »)

V.Havel parle  « de l’invisible guerre du système totalitaire contre la vie » (p162 Histoires et totalitarismes »)

« Quelque part dans les fondements mêmes du Pouvoir social qui est sur la voie de l’inertie ( et qui préfèrerait voir l’homme à l’image d’un ordinateur que l’on pourrait programmer à volonté avec la certitude de l’exécution du programme ) se trouve le principe de mort. L’odeur de la mort se répand à partir de cette conception de « l’ordre » que le Pouvoir applique et qui ne perçoit nécessairement toute manifestation de la vie réelle-action originale, expression personnelle ou pensée exceptionnelle , inspiration ou idée inattendue – que comme un signe d’ « anarchie » , de « chaos », de « confusion ».(p 31/32 Lettre ouverte…)

Les analyses psycho-sociologiques de V.Havel montrent à quel point  , lorsqu’un Etat réduit la citoyenneté à n’être qu’une coquille vide- on continue à porter le titre de citoyen sans pouvoir l’être- c’est l’être humain lui-même qui est dégradé. La citoyenneté n’est pas ce que l’on perd sans en payer le prix humain .

On comprend dès lors que le point de départ du changement social et politique est d’ordre éthique. Il s’agit bien pour l’être humain de réaffirmer son humanité en revendiquant d’être reconnu comme citoyen. Le « noyau » de la citoyenneté est , pourrait-on dire, d’ordre éthique et la citoyenneté n’est que la reconnaissance de l’homme en l’homme, de son humanité. La politique ne trouve son sens que dans la citoyenneté : « Sans citoyens, il n’y  a pas de politique »écrit V.H ( p 51 Le sens de la Charte 77)

Le civisme est indissolublement éthique et politique :

«  Le civisme c’est le courage, l’amour de la vérité , la conscience toujours en éveil, la liberté intérieure et la responsabilité librement assumée pour la chose publique. Autant de valeurs dont on ne pourra jamais prétendre que la mesure soit comble… » ( 51 ibidem). Parce que , dirions-nous elles relèvent de l’éthique.

Mais  qu’est-ce que l’éthique ?

«  Dire qu’une chose est d’essence ou d’origine éthique , c’est dire que nous ne la faisons pas pour des raisons «  pragmatiques » , parce que nous serions certains qu’elle puisse réussir à court terme , donner des résultats tangibles , vérifiables , matériels , mais simplement parce que nous la jugeons bonne . La motivation éthique nous pousse à faire le bien par principe , pour l’amour du bien. Elle s’appuie sur une certitude très différente de celle qui sous-tend l’attitude « pragmatique » : sur notre conviction essentielle que le bien comme tel a toujours un sens.  Il va sans dire que nous espérons voir tôt ou tard le sens de ce que nous faisons éclater au grand jour et recevoir une confirmation manifeste. Nous savons cependant  que cet espoir pourra être déçu. La conscience de ce risque est incapable de nous détourner de notre dessein ; la certitude intime que nous avons du sens d’une bonne action nous inspire également la conviction qu’elle vaut la peine d’être tentée , quand bien même elle échouerait. En d’autres termes : la motivation éthique nous pousse à entreprendre certaines actions sans nous soucier de savoir si, quand ou comment elles seront couronnés de succès, sans aucune garantie de pouvoir un jour en tirer profit » ( p 49 ibidem).

Si le civisme est bien tourné vers la réalisation d’objectifs politiques , « pragmatiques » , il trouve son fondement dans ce qui  a valeur absolue.

D’où :

« Le redressement civique n’est-il donc pas une forme , une conséquence et une manifestation du redressement éthique ? Serait-il même concevable en l’absence d’un souci moral ? Etre citoyen  au sens fort et astreignant du terme , de la façon dont la charte comprend cette exigence , c’est être essentiellement ouvert à une responsabilité qui ne se gère pas selon le compte des profits et des pertes » ( p 51 ibidem)

Il apparaît clairement que la citoyenneté n’est pas qu’un vague « titre » , dont on pourrait aisément se passer. Et si aujourd’hui   la citoyenneté  est pour beaucoup le seul rempart que l’on peut opposer à toutes les forces qui veulent détruire l’homme en l’homme, c’est bien dans le sens que V.H donne à ce terme, et dont le maître mot est « responsabilité ». On parle des droits pour dire que l’on a le devoir de  les faire exister.

Définissant la tâche de la Charte, V.H écrit :

«  La tâche de la Charte n’est pas de s’ériger en juge de ceux qui exercent le pouvoir , mais de rendre compte objectivement de la situation générale et ainsi de faire valoir un droit fondamental du citoyen, droit qui transcende toutes les personnes publiques ou privées.

C’est donc encore une fois une opposition entre l’infini et le fini : le principe éthique selon lequel les affaires de la collectivité doivent être véritablement les affaires communes de tous, qui prévaut sur la question de savoir s’il est utile de rédiger et d’adresser des documents au régime actuellement en place. C’est dire que le fait de nous comporter en citoyens libres, conscients de notre droit et de notre devoir de « dire notre mot » a un sens toujours  par principe , en toute circonstance. Indépendamment des répercussions pratiques que ce modèle de comportement peut avoir , à tel ou tel moment , dans l’esprit de la collectivité » 53/54 ibidem).

On conçoit aisément que la citoyenneté n’est en rien  ce qui oppose les hommes mais au contraire les unit dans la même responsabilité, celle de construire un monde humain.